Le lundi au soleil
L’hirondelle déploya ses ailes et s’envola du nid situé sous le toit de la grange. Les petits réclamaient de la nourriture sans discontinuer, ce qui l’obligeait à effectuer d’incessants allers retours pour leur donner la becquée. Infatigable, la mère ailée repartit en quête d’un lombric bien grassouillet.
La main en visière, Poise regarda passer l’oiseau au ventre clair.
C’est le printemps, se dit-elle avec joie.
Elle reprit en main sa brouette et l’emmena près des stalles. Elle débarrassa les brosses et les seaux vides avant de se masser le bas du dos.
Deux mois venaient de s’écouler. Deux mois qu’elles partageaient le quotidien des éleveurs, se levaient tôt, travaillaient tout le jour, se couchaient avec les poules et recommençaient le lendemain. Leurs mains s’étaient endurcies, leurs jambes musclées, leurs dos raidis.
L’elfe noire ouvrit le robinet et pencha sa tête pour y boire tout son soûl. Le soleil n’atteignait pas encore son zénith qu’elle se trouvait déjà trempée de sueur.
Les camélidés entretenaient des rapports de force constants, les femelles n’ayant pas de période de chaleur à proprement parler. Les conflits se géraient à grand renforts de crachats, ce qui rendaient les animaux peu présentables. Poise passait un temps considérable à nettoyer la laine souillée des roublards du troupeau.
Les jours où elle n’accompagnait pas les animaux au pré, elle tenait la boutique. La clientèle se composait en grande partie de touristes, familles et grand-mères — intransigeantes sur la nuance de pelote de laine qu’elles désiraient. Dans les moments où sa patience était mise à rude épreuve, l’elfe noire se retenait de régler l’échange à la manière des alpagas.
Durant leur séjour, le troupeau s’était agrandi de deux têtes. Des petites boules de laine qu’elles avaient eu le droit de baptiser. Pedzouille et Paprika, sociables petits représentants de leur espèce, gambadaient gaiement entre les marguerites et les coquelicots naissants.
Marxia sortit de l’arrière boutique, une tasse de café fumante dans chaque main. Elle s’avança vers sa binôme et lui tendit sa boisson, heureuse de prendre un temps de pause.
— Merci.
Poise apprécia la chaleur du contenant et souffla sur le liquide amer.
— Comment se passe ta matinée ?
— Pas mal de passage à la boutique, on sent qu’il fait meilleur, les gens ressortent.
L’elfe noire comprit que sa comparse en était venue à la même conclusion qu’elle : il était temps de reprendre la route.
— Et avec Chaku ?
— Comme d’habitude, il faut s’adapter à l’humeur du jour, répondit l’archère avec un sourire entendu.
Le vieil homme se montrait taciturne, en apparence seulement. Depuis l’arrivée des filles, sa quantité de travail s’était trouvée allégée et lui, par conséquent, plus détendu. Le soir, autour de la table, les trois femmes riaient et partageaient leurs anecdotes de la journée. Chaku ne parlait pas, mais écoutait. Parfois, un sourire discret se dessinait sur son visage. Il trouvait sa fille plus joyeuse depuis qu’elle avait des apprenties. L’éleveur appréhendait le départ des saisonnières. Il avait décidé d’anticiper et préparé une affichette pour le bureau des quêtes de la ville :
“La Maison des alpagas propose aux aventuriers le gîte et le couvert en échange de jours de travail. ”
Il avait même profité du poste en libre accès du service postal pour tenter d’apprendre à déposer une annonce sur le site du PAR — assisté par un agent qui avait pris une bonne tisane pour les nerfs après son passage.
Les modes de vie traditionnels restaient hermétiques aux nouveaux moyens de communication. Les téléphones portables franchissaient rarement l’entrée des PAR. Les échanges étaient encore principalement épistolaires. Le service postal restait une institution bien ancrée et active, qui avait pris sur elle de diversifier ses services. Chaque bureau offrait un point informatique et des téléphones fixes en libre accès.
Marxia et Poise avaient pris une boite postale à Monture le temps de leur séjour. Cette pause leur avait permis de recevoir leur courrier. Dans le tas de lettres de leurs proches, elles avaient lu avec plaisir des nouvelles de Gélatine. La lutine militait maintenant pour les droits des employés de Krissmasse. Elle venait de créer le premier syndicat connu de leur peuple. Le slogan “Lutins pour vos droits !” avait fait grimacer Poise et enthousiasmé Marxia.
La technologie leur manquait par moment. Ce retour à la simplicité les obligeait à s’occuper autrement, retrouver le plaisir de la lecture, des jeux de société, des promenades. La rêvasserie et l’ennui apportaient un regain de créativité au binôme. Bien souvent, la fatigue les empêchait de se creuser la cervelle. Elles étaient bien contentes de retrouver leur lit le soir, sans avoir à chercher le sommeil. Vivre avec peu se révélait être une belle expérience. Les aventurières se ravissaient du moindre petit confort. Une bonne douche chaude suffisait à les remettre d'aplomb.
— On va bientôt partir ? demanda Marxia, mi-figue, mi-raisin, sa tasse vidée.
Poise fit tourner le fond de son café dans son mug, pensive.
— Oui, je crois que c’est le moment de reprendre la route.
La demi-elfe soupira et s’adossa au mur en bois de l’entrepôt.
— C’est étrange. Au début, j’avais hâte qu’on s’en aille, et maintenant, j’ai de la peine de les quitter.
Elles échangèrent un regard chargé de tristesse.
Au dîner, l’ambiance d’ordinaire joyeuse ne fut pas au rendez-vous. Chaku repoussa son assiette après l’annonce de leur départ et monta se coucher sans leur adresser la parole.
— C’est sa manière de vous dire que vous allez lui manquer, justifia Guanaca, qui contenait elle-même son émotion.
Le ventre de Poise se tordait sous l’effet de la culpabilité.
— Si faut qu’on reste plus, pas de soucis. On veut pas vous laisser dans la mouise, émit-elle en émiettant nerveusement sa tranche de pain.
Guanaca se pencha pour leur attraper chacune une main.
— Ne vous tracassez pas pour nous. Vous avez ramené la joie de vivre sous ce toit, nous vous en sommes très reconnaissants.
Poise détourna le regard. Des larmes perlaient aux coins de ses yeux, c’était indigne d’elle. Elle papillona des paupières pour disperser ses émotions et se racla la gorge.
— Vous êtes des aventurières, votre place est dehors, à parcourir les chemins. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, compléta Guanaca.
Elle lâcha leurs mains et se leva pour débarrasser, pressée de se cacher à son poste de vaisselle pour ne pas afficher une mine basse devant ses invitées.
Le cœur lourd, le binôme monta faire ses bagages. Les filles remirent en ordre la petite chambre, effaçant ainsi les traces de leur passage. Cette nuit-là, le sommeil se montra fuyant. Chaku tournait et se retournait dans ses draps, en proie à une profonde insomnie. Les rêves de Guanaca se peuplaient d’adieux à fendre le cœur et elle marmonnait dans son oreiller. De leur côté, le duo dormit par épisodes, entre l’appréhension des émotions du lendemain, et l’excitation des aventures à venir.
Guanaca se fit un devoir de rendre leur dernier petit déjeuner agréable. Elle se leva tôt et dressa une jolie table, agrémentant le centre de fleurs cueillies dans la cour.
Elle s’attela ensuite à la préparation de pancakes à la banane, les préférés de Poise, et mit à infuser le thé favori de Marxia. L'éleveuse sortit des bols et les disposa devant chaque chaise.
Des bruits de pas au-dessus de sa tête lui indiquèrent que les filles se préparaient. Elles émergèrent de l’escalier dix minutes plus tard, fin prêtes, sac sur le dos.
Elles déposèrent leurs paquetages à la vue de la table qui les attendait. La conversation s’anima petit à petit et elles retrouvèrent leur bonne humeur habituelle.
Chaku arriva au milieu des rires, mais évita de croiser leur regard. Le silence retomba alors qu’il prenait place sur sa chaise et dépliait sa serviette à carreaux. Sa fille lui versa son café au lait, accompagné d’une pression de la main sur l’épaule pour l’encourager à se montrer plus chaleureux.
— Tu as bien dormi, papa ? demanda-t-elle sur un ton enjoué.
— Mpff, grogna-t-il avant d’attraper la baguette pour se couper des tartines.
Guanaca secoua la tête, le sourire aux lèvres. Chaku malmena la motte de beurre et étira la matière grasse sur son pain frais. Il mordit à pleine dents dans son ouvrage, sourcils froncés.
— Allons, lui reprocha sa fille. Tu n’as pas envie de laisser ce souvenir à nos amies.
Les deux aventurières le regardaient du coin de l'œil, penaudes, tels des chiots que l’on aurait rabroué. Le vieil homme termina ses tartines, racla les miettes à l’aide de son couteau et but son café d’une traite. Il s’essuya ensuite la bouche avant de replier sa serviette au carré. Son regard se posa sur l’une et l’autre des saisonnières, qui finissaient de manger dans un mutisme total.
Malgré son caractère bougon, elles s’étaient attachées à Chaku. Sans rien dire, il s’attelait chaque jour à leur faciliter la vie. Si Poise n’arrivait pas à attraper un article sur une étagère en hauteur, elle trouvait le lendemain un escabeau à sa disposition. Si Marxia déchirait un vêtement auquel elle tenait, elle le trouvait raccommodé au petit matin. Plus que tout, son amour pour sa fille transpirait dans tous ses actes. Ses yeux brillaient de fierté quand on complimentait leurs alpagas, ou la qualité de leurs produits.
L’éleveur tira de sa poche deux cordons de fils tressés, couleur safran, au bout desquels pendaient de minuscules camélidés en bois.
Sans un mot, il tendit les présents au duo. Les filles le remercièrent, émues, et passèrent les colliers à leurs cous. Il se contenta de grogner pour toute réponse, mode de communication qu’elles avaient appris à interpréter.
— Bon, il faut y aller, émit Poise, qui regardait le plafond pour empêcher ses larmes de couler.
Les petits alpagas de bois dansèrent sur leurs poitrines quand elles chargèrent leurs sacs sur leurs dos.
— Vous allez passer dire au-revoir à Pedzouille et Paprika quand même ? demanda Guanaca pour retarder leur départ de quelques minutes.
Chaku troqua aussitôt ses chaussons contre ses chaussures. Il les accompagna au pré, en retrait par rapport à sa fille, qui leur faisait la conversation.
— Au revoir, petite boule de laine, s’attendrit Marxia en grattant le petit animal sur la tête.
Le bébé resta sous sa main quelques instants avant de s’enfuir en caracolant. La demi-elfe se releva et le regarda partir. Son regard se posa un moment sur le troupeau. Elle se tourna ensuite vers Poise, qui essuya bien vite ses joues. La séparation avec le petit Paprika s’avérait difficile. L’archère la laissa se remettre de ses émotions et se dirigea vers le père et la fille, qui attendaient à la barrière.
— Merci pour tout, c’était une super expérience.
— Avec plaisir, revenez quand vous voulez, répondit Guanaca en lui ouvrant les bras.
Après une rapide étreinte, Marxia se tourna vers Chaku.
— Vous m’avez beaucoup appris, merci.
Il la regarda quelques instants, la gorge nouée. Cette grande perche bavarde et son sempiternel sourire allait cruellement lui manquer.
L’éleveur racla le sol de sa canne avant de trouver les mots justes :
— Vous serez toujours chez vous ici.
Le visage de Marxia se fendit d’une oreille à l’autre.
Le temps que Poise fasse ses adieux et elles se retrouvèrent de nouveau sur les routes. Le sentier principal n’avait pas changé d’un pouce, au contraire des aventurières. Elles se sentaient plus solides sur leurs appuis, aptes à marcher pendant des heures, pleines d’énergie. Leur respect pour les acteurs des PAR avait grimpé en flèche. Les difficultés qu’ils rencontraient à maintenir leurs modes de vie et leurs métiers traditionnels les avaient touchées.
C’est chargées d’ondes positives qu’elles dépassèrent le panneau de Monture, laissant derrière elles de belles personnes, qui bientôt recevraient dans leur foyer de nouveaux aventuriers.
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