Je te fais gastronome
Poise observait la restauratrice de dos. Maëva était de ces femmes qui vous font forte impression. Grande, de beaux cheveux auburn bouclés, des yeux rieurs respirant la sincérité. L’elfe noire se sentait comme un crapaud baveux couvert de pustules en compagnie d’une gracieuse colombe. Le bruit de la robe longue de la femme rythmait ses pas tandis qu’elle les menait toujours plus loin dans la ville.
— Nous allons enfin pouvoir rouvrir au public ! s’enthousiasma Maëva, les regardant par-dessus son épaule. Si vous saviez depuis combien de temps nous attendons ça.
Elle s’arrêta enfin devant une devanture aux rideaux tirés. La façade peinte en rouge annonçait le nom de l’établissement en lettres d’or écaillées.
— Il y aura un bon coup de frais à donner au restau, je vous l’accorde, mais la qualité de la cuisine n’a pas bougé.
Elle poussa la porte, faisant carillonner une clochette. Les aventurières pénétrèrent dans la salle qui sentait la poussière et le renfermé.
Maëva alluma les lumières et descendit les chaises d’une table pour dresser deux couverts. Avec un effort d’imagination, les filles pouvaient imaginer le rendu original du restaurant : un grand feu de cheminée brûlait en permanence dans l’âtre, les tomettes du sol donnait un aspect rustique et chaleureux à la salle, les tables en bois et les chaises rembourrés de tissu accueillaient des clients affamés dedans comme en terrasse, aux murs de brique se trouvaient affichés les menus sur des ardoises à la craie.
La restauratrice fit le tour du bar en bois massif et fit tinter les bouteilles pour leur préparer un cocktail. Elle invita ses invitées à s’asseoir et déposa les coupes sur les sets de tables en jute tressée.
— Je vais prévenir mon mari que nous avons des clients, annonça-t-elle, ravie. Mettez-vous à votre aise, vous avez bien mérité de vous détendre.
Maëva passa les portes battantes derrière le bar. Le silence tomba sur la salle de restaurant. Les filles se regardèrent, ne sachant trop quoi dire. Marxia se mit à faire tourner nerveusement le pied de son verre.
— Bon bah, santé, proposa Poise en levant sa coupe.
Elles trinquèrent et trempèrent leurs lèvres dans le cocktail acidulé.
— Olala, que c’est bon, s’extasia l’archère en se léchant les babines. C’est comme une limonade mais améliorée et avec de l’alcool.
La clochette de l’entrée retentit, un chevalier en armure fit son entrée. De son heaume sortait des rubans de tissu dorée, de la même couleur que la fourchette sculptée sur son plastron. Il releva sa visière, dévoilant une petite moustache brune soigneusement taillée.
— Romarin de Marmiton, chevalier gourmet, se présenta-t-il avec une courbette. Je fais la visite surprise annuelle du guide de la fourchette d’or.
Maëva reparut, contenant son inquiétude.
— Monsieur Marmiton, soyez le bienvenu. Malheureusement, comme vous le voyiez, notre établissement a connu une période difficile. Vous n’êtes pas sans connaître les ennuis que Papilles-en-noces a subi avec l’invasion des chats. C’est chose réglée grâce à nos amies.
Elle désigna les aventurières. Poise regardait le chevalier avec des billes démesurées.
— J’en appelle à votre mansuétude, nous ne sommes pas en capacité de vous recevoir dans les meilleures conditions, peut-être…
— C’est tout là l’intérêt de la visite surprise, coupa Marmiton. Je ne vais pas vous envoyer la date et l’heure de ma venue, la règle est la même pour tous.
Il se désintéressa de la femme et se mit à arpenter la pièce en fronçant le nez, carnet à la main. Dépitée, Maëva s’empressa de dresser une autre table.
— C’est qui ce prétentieux ? demanda Marxia.
Poise lui fit signe de baisser le ton
— C’est un critique gastronomique très connu. Il a fait fermer des tas de restaurants, rien qu’avec une visite. C’est une catastrophe pour la Salicorne.
Marxia regarda le personnage avec des éclairs dans les yeux.
— Quel sale type, qu’est-ce qu’on peut faire ?
Poise se mordilla la lèvre, soucieuse.
— Pas grand chose en fait, le guide la fourchette d’or reste un incontournable. La confrérie des chevaliers gourmets est basée dans ce PAR. Les critiques parcourent tout le territoire pour noter les restaurants. Ils peuvent attribuer une, deux ou trois fourchettes à leurs visites. Si tu n’en reçois pas, tu peux être sûr que la clientèle des habitués du guide va déserter ton établissement.
Le chevalier retira son gant pour passer son doigt sur le manteau de la chemiée. Il le secoua pour en détacher la poussière et griffonna sur son carnet.
— Pire encore, continua Poise. Si leurs retours sont catastrophiques, l’inspection de l’hygiène débarque dans la demi-heure et ils trouvent toujours de quoi fermer le restaurant en question.
Un homme en tablier blanc, coiffé d’une toque, sortit des cuisines et vint saluer le chevalier.
— Monsieur, comme ma femme vous l’expliquait, nous n’avons pas encore rouvert au public. Notre situation a été bien compliquée, si vous consentiez à nous accorder un peu de temps…
Marmiton leva un doigt autoritaire pour l’interrompre.
— La porte était ouverte, il y a des clients, pour moi vous êtes ouvert.
— Il s’agit d’un repas informel, se défendit le cuisinier. Mais repassez d’ici quelques semaines et nous serons en mesure de…
Le chevalier marcha droit à sa table, retira son heaume et passa une main dans ses boucles brunes. Il s’assit dans un concert de craquements.
— Je vais commencer par un apéritif. Ensuite, je vous laisse le choix du menu.
Maëva s’activa derrière le bar. Son mari repassa les portes battantes, rouge de colère.
Les premières assiettes ne tardèrent pas à arriver. Le repas débuta avec une salade de chèvre chaud. Les aventurières se délectèrent des crottins couchés sur des tartines craquantes, agrémentés de noix, miel, échalotes et d’un miel de fleurs parfumé.
— Un peu simpliste, vous ne trouvez pas, commenta Marmiton quand Maëva récupéra son assiette, à peine entamée.
Les filles se sentaient excessivement mal à l’aise dans cette ambiance pesante. Le cuisinier tenait tout de même à leur faire honneur en leur concoctant un plat végétarien. Elles découvrirent une palette de couleur comprenant une purée bien lisse de butternut au cumin, des palets de navets confis au miel, un écrasé de pomme de terre à la tomme de montagne, des pickles de chou fleur et un assortiments cuit et crue de légumes verts.
— C’est rudement bon ! s’exclama tout haut Marxia en se tamponnant la bouche, histoire d’être bien entendu du critique.
— Oh oui ! s’empressa de répondre sa comparse. Ce jeu de texture est vraiment appréciable.
Le chevalier, occupé à noircir son carnet, ne releva pas leurs commentaires. Encore une fois, il renvoya une assiette pleine.
Pour finir, le cuisinier les régala d’une brioche façon pain perdu, accompagné d’un caramel beurre salé et d’une glace au yaourt.
Marxia et Poise dévorèrent le dessert jusqu’à la dernière miette, raclant le caramel du bout de leurs doigts.
— Vous appelez ça de la cuisine ? rit le critique en renvoyant son dessert. Si c’est pour manger ce genre de plat, je serais allé chez ma grand-mère.
Le visage fermé, la restauratrice rejoignit la cuisine. Marmiton gribouilla encore quelques instants avant de demander à parler au chef.
Son heaume sous le bras, la main sur la poignée de la porte, il lança :
— Inutile de vous dire que ça ne s’est pas bien passé. Dire que mes confrères me chantaient vos louanges sur tous les tons. Nous n’avons pas les mêmes exigences culinaires, rit-il avant de s'éclipser.
Les jointures du cuisinier blanchissaient tant il serrait les poings. Sa femme posa une main sur son épaule. Sans un mot, il prit congé du restaurant, disparaissant par la porte de service.
Maëva, les larmes aux yeux, prit une grande respiration pour calmer ses nerfs.
— Navrée de vous avoir imposer ça, s’excusa-t-elle auprès des aventurières.
Poise bouillonnait.
— Ne vous excusez pas, c’est ce prétentieux qui devrait avoir honte de sa conduite.
— C’est pas un chevalier gourmet mais un chevalier malembouché, poursuivit Marxia, tout autant remontée.
La restauratrice attrapa une chaise et s’y laissa choir.
— Dire que nous nourissions tellement d’espoir avec cette réouverture.
Elle cacha son visage dans ses mains. Les filles échangèrent un regard, le ventre noué devant son désarrois.
— Tout n’est pas perdu, tenta de la rassurer Marxia.
Maëva releva la tête, écrasant une larme qui roulait sur sa joue. Un mince sourire étira ses lèvres.
— Vous êtes gentilles, mais ne faites pas d’illusions, ces gars là sont impitoyables. Dès que le guide paraîtra, ça signera la fin de la Salicorne.
Poise sauta sur ses pieds.
— Dans ce cas, ça nous laisse le temps d’agir !
— Qu’entendez-vous par là ?
Une flamme vengeresse brûlait dans le regard de l’elfe noire.
— Marxia et moi, nous irons trouver la confrérie et nous plaiderons votre cause !
Elle se tourna vers sa partenaire, qui leva les deux pouces en signe d’assentiment.
— Merci, souffla Maëva. Mais je n’ai guère d’espoir connaissant Romarin de Marmiton.
Poise se gaussa d’un air théâtral.
— C’est qu’il n’a encore jamais croisé mon chemin, je ne vais en faire qu’une bouchée de ce critique !
La restauratrice sourit pour de bon.
— Bon alors, permettez-moi de vous héberger.
Les aventurières se retirèrent dans la chambre d’amis du couple, bien décidées à veiller tard pour mettre au point leur plan de bataille.
Annotations
Versions