En territoire nain
Elles descendirent de bon matin, parfaitement reposées. Dans la salle, ayant retrouvé son apparence initiale, les convives de la veille prenaient leur petit déjeuner. Les filles agitèrent les mains et saluèrent la cantonade, qui leur adressa des sourires matinaux, plus ou moins bien brossés. Avant de reprendre la route, elles prirent le temps de rédiger une lettre adressée à Maëva et Colin. Elles confièrent leur missive à l'aubergiste et payèrent le prix fort pour qu'elle arrive à bon port le plus rapidement possible. Elles ne pouvaient qu'imaginer leur joie en parcourant les lignes de leur courier, cela leur fit chaud au cœur.
Au moment de partir, elles trouvèrent Jordan Paumefort assis sur une chaise devant le bâtiment, un livre dans la main droite, une tasse de thé dans l’autre.
— Mesdames, vous partez dans cette direction ? demanda-t-il en ouvrant le bras vers les pics enneigés.
— Tout à fait, affirma joyeusement Marxia.
Le nain à l’ensemble vert d’eau plaça un marque page dans son ouvrage et sauta sur ses pieds.
— Si vous avez besoin d’un guide, je me ferai un plaisir de vous accompagner à la cité naine d’Ubac, ma ville natale.
Cheminer avec Jordan se réléva être un vrai plaisir. Montagnard dans l’âme et ayant à cœur de transmettre le patrimoine de sa région, le nain ne cessait de leur narrer des anecdotes. Les filles s’extasiaient devant chaque fleur qu’il leur montrait, chaque pierre qu’il désignait, chaque animal qu’il pointait. Le ciel se dégagea complètement dans la matinée, révéla un bleu azur et un soleil aux rayons ardents. Sous le poids de leurs sacs, les épaules des aventurières se trempèrent vite de sueur. Jordan proposa une pause au bord d’un ruisseau. Le nain s’installa confortablement sur une pierre plate, chauffée par l’astre du jour et ressortit sa lecture. Marxia, quant à elle, s’empressa d’ôter ses chaussures et de tremper ses orteils gonflés et rougeauds dans l’eau glacée. Elle soupira d’aise et se mit à barboter joyeusement.
Adossée à son paquetage, Poise se demandait quelle serait la prochaine étape de leur voyage. Machinalement, elle sortit sa carte pour en vérifier la couleur.
Plus qu’un palier et nous aurons atteint notre objectif, pensa-t-elle. Et après ?
Cette question lui tordait le ventre depuis plusieurs jours déjà. Que se passerait-il quand elles atteindraient les frontières du PAR. Choisiraient-elles de rentrer à la maison ? Comme tant d’autres avant elles... On ne pouvait vivre éternellement de vagabondage après tout. Elle rangea sa carte et attrapa un caillou qu’elle jeta nerveusement dans l’eau. Des gouttes glacées lui saisirent le mollet. Elle respira un bon coup. Pour le moment, il fallait profiter, comme Marxia le faisait. Elles auraient bien le temps de se faire des cheveux blancs concernant leur avenir.
Une collation plus tard et les trois voyageurs reprirent la route. Un air frais vint bientôt à leur rencontre, les rafraîchissant agréablement.
— Il y a un microclimat autour d’Ubac, annonça Jordan entre deux bourrasques. Le mauvais temps ne restent jamais bien longtemps, les nuages sont vites chassés.
Le sentier fila en pente douce vers les maisons de pierres à flanc de montagne. Aucun doute, les matériaux utilisés provenaient des environs. Les habitations se fondaient parfaitement dans le décor, renforçant le côté typique.
— Je vous préviens tout de suite, annonça Paumefort, les anciens ne sont pas bien causant. Ils parlent mal la langue officielle et conversent essentiellement en patois, le rocaillien.
— Tu le parles toi ? demanda Marxia, suivant du regard un rapace qui luttait contre le vent contraire.
— Je le comprends surtout, ma grand-mère le parlait. La génération de mes parents a cessé de l’employer car ils passaient pour des péquenauds aux yeux des autres peuples. Du coup, les enfants ne le parlent pas. Martial Beldur essaie de tirer des ficelles pour que les écoles le mettent au programme, sans grand résultat.
C’était bien la première fois qu’elles entendaient parler d’écoles dans le PAR. Des enfants, ils en voyaient passer, fils et filles de commerçants, éleveurs, agriculteurs, taverniers… mais jamais elles ne s’étaient demandées s’ils suivaient un cursus quelconque. Plus que des lieux pour touristes et aventuriers, les cités naines restaient des lieux de vie. Elles ne tardèrent pas à passer près d’une cour de récréation, dont le mur en pierre bas leur laissa voir une escouade de petits nains en plein jeux, criant et se tirant les cheveux.
Un des chenapans les montra du doigt et se mit à crier à ses camarades :
— Des grands ! Des grands !
Une vingtaine de bambins se pressa contre le mur, levant leurs yeux curieux vers les deux aventurières.
— T’as vu ses oreilles pointues ? fit remarquer une fillette à sa voisine.
— Oui et sa belle boucle d’oreille !
— L’autre dame est verte ! braya un marmot en jouant des coudes pour avoir une meilleure place.
Jordan rigola de bon cœur et invita les filles à avancer. Elles se remirent en marche, suivies, de l’autre côté du mur, par les enfants qui continuaient de les détailler.
— On a la côte on dirait, rigola Marxia un peu plus loin.
Poise souffla, soulagée de s’éloigner.
— Les enfants disent toujours ce qu’ils pensent à voix haute, c’est gênant.
Leur guide les emmena voir le moulin, le lavoir, la forge... restes d’une vie traditionnelle qui disparaissait peu à peu. Les habitants, au contraire des enfants, ne les adressaient pas la parole. Les filles se sentaient jaugées, épiées dans leurs moindres faits et gestes. Le respect tenait une place importante chez les nains, aussi se gardèrent-elles bien de se fourrer le doigt dans le nez ou de jeter leurs détritus au sol.
Les femmes avaient les cheveux tressés et posaient un tissu blanc par-dessus qu’elles nouaient sous le menton. Elles se vêtissaient de robes droites, à manches courtes, qu’elles déclinaient en un camaïeu de gris et de bleu. Les hommes, eux, portaient des chemises blanches souples et des pantalons sombres à bretelles.
— Un bon nain rentre avec sa chemise dans le pire état possible, les informa Jordan. Pour prouver qu’il a travaillé d’arrache pied, mieux vaut qu’il passe le porche avec un vêtement taché, troué et couvert de sueur. Les femmes ici sont très peu en emploi, elles s’occupent des tâches de la maison. Mais les mœurs changent, comme partout, bien heureusement. L’association est là aussi pour préserver tout en faisant évoluer les conditions de vie les plus précaires. Il n’y a pas si longtemps que la cité a accepté l’eau courante et l'électricité.
En témoignait la présence de nombreux puits dans la ville, maintenant scellés, où les gamins s’amusaient à y jeter des cailloux pour les entendre tomber au fond.
Ils terminèrent leur périple urbain devant l'hôtel de ville. Jordan eur décrivit la façade, sous le regard de trois nains âgés assis sur un banc de pierre.
— Et là, en haut, ce sont les figures des deux architectes Emilien Caillasse et Bastien Creusetout. C’est eux qui sonnent l’heure, vous verrez.
— Ki kou’tou nous ameine garchon ? l’interpella alors l’un des vieillards, ses sourcils bas lui mangeant les yeux.
Poise eut l’impression que le papy mâchait une poignée de graviers en parlant.
Voilà donc ce fameux dialecte, le Rocaillien, pensa-t-elle. Pas très mélodieux leur patois.
Jordan les salua et s’approcha, suivi des filles.
— Joba, voilà des amies. Ce sont des aventurières qui ont parcouru tout le parc pour venir voir notre cité.
Des sourires fiers fendirent le visage des anciens.
— A sa k’sa bein d’i ! approuva un autre en tapant sa canne sur le sol.
Paumefort conversa quelques minutes avec les aînés. Les filles restèrent en retrait, ne comprenant pas grand chose, se contentant de sourire pour faire bonne impression.
Le mécanisme d’horlogerie de l'hôtel de ville sonna seize heures. Marxia regarda avec ravissement les deux figurines de nains, armées de marteaux, frapper la cloche pour la faire résonner.
La sonnerie de l’école ne tarda pas à se faire entendre, suivie par les cris de joie des marmots sortant de classe. Poise grimaça en voyant les enfants traverser la place en courant, leur lançant un regard au passage.
Pas le retour du mini fan club, pitié, gémit-elle intérieurement.
Les garçonnets filèrent sans demander leur reste, bien trop pressé de rentrer pour goûter. Une fillette aux nattes rousses ne tarda pourtant pas à se porter à leur hauteur. Son cartable sur le dos, un sac de billes dans une main, elle s’appuya sur le banc de pierre de sa paume libre pour déposer un baiser sur la joue d’un des anciens.
— Ah ! Cha yé ! sourit le vieux nain. Rochana l’sorti de l’escole.
La petite entreprit de montrer à son grand-père ses nouvelles acquisitions. Le vieil homme, attendri, fit rouler dans ses mains calleuses les petites billes de verre colorées.
— Eh komen kel va Rochana ? demanda le dénommé Joba.
La fillette vint se placer en face de lui et rejeta une de ses nattes à moitié défaite en arrière.
— Ça va très bien, sauf que je suis sûre que Pierrick a volé un de mes osselets à la récréation du midi. C’est Pépé qui me les a fait, alors je ne suis pas contente.
Les anciens se secouèrent d’un rire tendre. Poise, Marxia et Jordan ne purent s’empêcher de sourire, cette enfant ne semblait pas manquer de tempérament.
— Ch’pa grave, ch’ten ref’rai oun, lui assura son grand père en se levant.
Roxane donna aussitôt la main à son Pépé. Le vieil homme salua la cantonade et prit le chemin du retour, cahin-caha. Les ombres commençaient à s’étirer. Jordan leur fit également prendre congés des anciens et ils reprirent leur chemin.
— C’est une rencontre intéressante, leur dit-il alors qu’ils s’enfonçaient dans les rues. Si les aînés vous apprécient, la rumeur se répandra vite en ville et vous aurez des opportunités. Les membres les plus âgés de la communauté sont très respectés chez les nains. Personne ne vous parlera si vous les méprisez. Je ne vous raconte pas le temps que j’ai mis à me faire apprécier d’eux.
Fort de cette information, les aventurières s’appliquèrent à dispenser des sourires à chaque papy et mami qu’ils croisaient.
Le trio passa près du musée minier, qui venait de fermer ses portes. Une statue de bronze, devant le bâtiment, représentait un nain en tenue complète, près à extraire les trésors de la roche.
— Il n’y a plus de mineurs dans la région depuis seulement quelques générations, annonça Jordan tout en marchant. À force de creuser des galeries, la montagne n’était plus qu’un immense gruyère, le métier devenait trop dangereux.
Les filles passèrent au ralenti devant la vitrine d’un joaillier. Les pierres ornant les bijoux avaient été taillées avec une infime précision, donnant un rendu époustouflant.
— On dirait de vraies fleurs, s’extasia Marxia en admirant des bagues scintillantes.
— Les nains ont plus d’un savoir faire, affirma Jordan avec fierté.
L’architecture traditionnelle laissa la place à la modernité dans le quartier qu’ils abordaient. Partout aux fenêtres pendaient les banderoles de “Nains pour tous”.
Le quartier général de Martial Beldur, assurément, pensa Poise.
Jordan s’arrêta devant un immeuble de trois étages, dont la façade et les abords se couvraient de peintures et structures en tout genre. Les aventurières observèrent d’un oeil curieux les cerf volants en papier toilette accrochés aux fenêtres, les figures d’animaux en bouteilles plastique et autre mobiles tordus en papier aluminium.
— Voilà notre résidence d’artistes, les informa Jordan. La porte est toujours ouverte aux visiteurs de passage. Vous n’aurez qu’à donner un coup de main pour le repas et nettoyer notre chambre.
Poise ne semblait pas du tout convaincu par l’hébergement proposé.
— Mesdames, c’est ici que vous quitte, continua-t-il avec une courbette. Se fut un réel plaisir de voyager en votre compagnie. Je vous souhaite bonne chance pour la suite.
Les trois échangèrent des poignées de mains et Jordan s’éloigna en sifflotant.
— Bon… soupira Marxia. Tu te rappelles ce qu’Angel disait, il faut faire preuve d’ouverture d’esprit.
Son regard se posa sur une statue en terre cuite non loin, représentant un couple en train de danser. L’oeuvre aurait pu trouver grâce à ses yeux si les protagonistes ne dénombraient pas six bras et six jambes, transformant leur valse en un amas de membres emmêlés.
— On dirait qu’un clown a vomi sur la façade, observa Poise en levant le nez sur l’édifice barbouillé de peinture.
— C’est juste le temps de trouver une quête, la rassura Marxia.
Après un énième soupir, Poise emboîta le pas à sa binôme et s’avança résolument vers la porte.
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