Heure Bleue
ANGES CORROMPUS
Heure Bleue
GIOVANNI
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[Midipolia, hiver 2251]
Elle te tend une main blême qui ne tremble pas. Sa voix est inaudible.
L’arme est emballée dans un vieux tissu comme une relique. Assis à même le carrelage de la salle de bain, Giovanni n’a pas osé la prendre en main de peur d’invoquer le fantôme qui l’accompagne. Walkyrie XVII à éjection électromagnétique. Deux lots de batteries. Dix longues balles fuselées dans la pochette fournie avec. Quatre rails de rechange.
L’elma du Diable, son mentor.
Pour quoi faire, Narciso ? Pourquoi tu me files ça alors que tu n’es plus là pour me donner des ordres ?
L’N-GE ne sait pas comment Skën a su qu’il crèche là, ni par quel moyen ce dernier a réussi à faire déposer le paquet juste devant la porte arrière du garage du Siniy Volk sans se faire repérer.
La crise s’estompe. Il digère ses larmes, ses anciennes loyautés. Sans trembler, sa main parvient à tenir l’ustensile au-dessus de la flamme bleutée du briquet tempête. L’ox est mal coupée. La poudre brune se dissout péniblement dans le jus de citron qu’il a versé dans le cul de la cuillère. Giovanni touille de l’aiguille avec une précision extrême pour en éliminer les grumeaux.
Le rituel est familier, rassurant, mais le moindre muscle sous sa peau pâle se tend à l’extrême. Le contact de ses omoplates saillantes sur la céramique lui fait l’effet de deux lames rayant du verre. Toute sa concentration se fixe sur un seul point. La petite bulle crève la surface frémissante du produit – là ! fin prêt – qui appelle le dard de la seringue.
Nourrir le monstre est l’unique moyen de faire taire les morts qui parlent dans sa tête. Les vivants, eux, n’ont plus rien à lui dire depuis longtemps.
Giovanni dépose avec une révérence manifeste la sainte chimie à ses pieds. Une ceinture enroule son avant-bras. Il la serre avec ses dents, du moins ce qu’il en reste. Décharge dans sa mâchoire, tout son crâne, jusqu’à sa nuque. Souvenir de sa tête plaquée contre la table en inox. Crissement familier de l’électrocutter. La vitre sans tain qui reflétait sa terreur.
Son poing se ferme pour favoriser le retour veineux. Une sueur tiède inonde son torse nu et imberbe ; ce corps néoténique à l’allure d’enfant malade. Saloperie de génétique !
Les routes à travers son derme s’offrent, gonflées, pleines de promesses. Le capuchon saute d’un geste vif de la pointe. Giovanni plonge dans la came, la cuillère à hauteur d’œil pour ne rien en perdre, tire le piston, aspire la magie. Respiration calme et spasmes au fond du ventre. L’impatience en respect. Il tapote le corps de la seringue, aiguille vers le plafond, chasse la bulle d’air. Ne pas en gaspiller une goutte !
La veine choisie dessine un tortillon entre ses phalanges. Inspiration fébrile lorsque la pointe biseautée traverse la peau. Il tire sur le piston. Un fluide rougeâtre remonte dans la pompe, se mélange à la mixture trouble. Expiration. Il s’assure que son geste soit maitrisé pour profiter à fond du flash. Pousse le jus d’une pression lente, diffuse. Une chaleur l’envahit du bras à la poitrine, libère toute tension, conquiert son corps tout entier, coupe presque sa respiration d’extase. Des petits points dansent devant ses yeux. Ses perceptions spatiales dues à ses greffes auditives se referment, le cloîtrent, enfin, dans une solitude bienheureuse où tout sentiment de danger fond au rythme de son cœur qui ralentit.
Et la douleur reflue, emporte avec elle les punitions, les morts et leurs malédictions.
Don Caponi et sa putain de protection. La Stidda et ses hommes d’honneur. Et cinq ans pour quoi foutre, au juste ? Qu’ils aillent tous se faire enculer !
Laisse-toi faire. Ferme ta gueule. Ils ont dévoré le gamin qu’il était.
Giovanni n’oublie pas. Son ricanement résonne, amer. Les auréoles des mégots qu’on a éteints sur ses épaules forment des constellations encore vives.
Tu voulais attraper les étoiles. Tu voulais un peu de sa lumière, à elle.
Il glisse au sol. Sa main aux doigts déformés par d’anciennes fractures offre à son regard les cinq étoiles de la Stidda tatouée entre son pouce et son index. Et plus loin, le Walkyrie, flouté entre ses larmes. La promesse de l’ombre. Cette lâcheté incommensurable qu’il essaye de noyer dans son sang pourri.
Sa mémoire est un caveau à ciel ouvert et les astres, noirs, fondus dans sa chair, des tombeaux à ses rêves d’enfant soldat.
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[Avec Elle – trop tard pour regretter]
Tu aimes toutes ses couleurs. Même si certaines te font trop mal.
Litzy a le visage de Mamma, son sourire un peu triste, un peu de travers. Ses yeux bleus tranchants comme un ciel d’été ont la lumière qui lui manque. Dans la nuit noire, sa silhouette blanche se découpe sur le panorama métallique des tours immenses qui barrent l’horizon. Perchés sur un toit d’immeuble, la voûte sans lune leur paraît presque accessible.
Elle sautille sur la barrière. Ses bras nus se tendent pour garder l’équilibre, en défiant la hauteur vertigineuse, les tourelles et les minuscules petits points de lumière en mouvements sous eux – peut-être des drones de livraison, peut-être des passants, à moins que ce soit des aérocars glissant entre les rails.
Sa peau est constellée de tâches de dépigmentation – des étoiles étincelantes qui jurent avec celles qu’on a encré dans sa chair à lui. Il y a, dans ses cheveux balayés par le vent, une espèce d’auréole étrange qui floute tout le reste. Elle ondule sur sa poutre improvisée, tressaille, pivote, puis bondit comme un feu follet. Son rire éclaire l’obscurité lorsqu’elle se réceptionne sur les mains, arque son corps pour railler la gravité avant de retomber sur ses pointes de pieds après une pirouette ; droite et intrépide.
Sa main se tend, vers lui, pâle, presque fantomatique, et Giovanni hésite. Il ne sait pas s’il en est capable, s’il y a assez de force en lui pour accomplir cela.
Par peur de l’abandon autant que par bravoure, il saisit cette main offerte d’autant plus fort que le vide sous eux est un appel fascinant. Et il serre ses doigts abimés dans les siens parce que l’éternité ne signifie rien sans elle.
Sa voix d’enfant entonne un air qu’il connait par cœur. Giovanni la rejoint de son timbre de castrat sur le refrain. La comptine ramène à lui un deuil qu’il n’a jamais fait. Main dans la main, ils tournoient sur la rambarde. Prêts à l’envol.
Les lumières de la ville les engloutissent, ouvrent la chasse.
Tant qu’ils se tuent entre eux, ils ne manquent à personne.
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[Rives noires]
Tu as raturé chacun de tes souvenirs en espérant modifier une histoire déjà écrite. Omettre les détails les plus compromettants, les gestes les plus douloureux. Tu as même essayé de renier ton propre sang dans tes veines.
Tu ne peux pas altérer le cours du temps. Pas plus que tu ne peux empêcher les autres de se souvenir de ce que tu as fait. Toutes les choses que tu as pu, et celles que tu n’as pas faites, sont aussi irrémédiables, aussi définitives, que la mort que tu as donnée. Parce que ce qui est pris n’est pas rendu. Jamais.
Tout est noir et tu t’enfonces. Si noir qu’aucune lumière ne subsiste ; et la vie coule entre tes doigts. Elle ruisselle, t’échappe.
Au fond du gouffre, tu l’entends enfin.
« Notre nom est Silence »
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