Le noir,
ANGES CORROMPUS
LITZY
VANTABLACK (1)
*
* *
* *
Tu t’es l’vé à la tombée et pas maqué
Sapé comme un Primo chassant la prime,
T’as sommé la meute, rameuté le fer
Pare-brise & pare-balle
[Chorus : NOIR NOIR NOIR]
Le noir, le noir aveugle des Gespenst
[Chorus : GESPENST GESPENST GESPENST]
Qui nargue la nuit trop claire
Extrait de Vantablack, Verrelaine Vingt-Deux
*
* *
* *
[Midipolia, été 2237 – des étincelles fugaces de l’innocence]
Tu as huit ans, déjà des cheveux blancs et tu fais le V de la victoire, comme papa, pour te porter chance.
Sa frimousse pâle zigzague entre les meubles du salon, coursant le félin. Les petites pattes potelées de la bête glissent sur le parquet, dérapent en direction de la chambre parentale en sauve-qui-peut. Les vibrations du sang à ses oreilles se mêlent aux murmures des appareils électroniques familiers aux teintes tortueuses. Litzy étend ses perceptions, cherche le chat, son battement rapide – se fige.
Elle détecte une aura compacte qui remonte le long du couloir, à l’extérieur, jusqu’à leur appartement. Un tourbillon floute une démarche lourde, un amas fluctuant, fuyant, réfractaire à ses sens affutés. Cette masse engloutit les nuances autour, dévore les ondes, s’arrête alors derrière l’entrée.
Ça frappe à la porte. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Rythme long, régulier – amical, d’habitude.
Lorsque sa mère ouvre, ce qui n’était que sensation, danger dense, prend un visage humain indéchiffrable. Litzy a beau voir l’homme s’assoir le plus naturellement du monde dans la cuisine et se faire servir un café, elle n’en distingue pas les contours.
— Ah, ça vous perturbe toujours autant, hum…
Accent étrange, trainant, dans son italien. Toutes les couleurs semblent converger puis se réfracter sur lui. Il tapote le flanc de sa veste indigo à col claudine, ramène ses solaires sur son crâne lisse.
Bleu de Chine sera la couleur du Diable.
Maman est restée bras croisés, lèvres pincées, dos contre l’évier. Sa rigueur tend la ligne entre ses frêles épaules. L’homme boit une gorgée, lentement, comme un alcool fort qui a l’amertume de l’inéluctable et qui se savoure dans la brûlure. Il repose la tasse d’un geste maitrisé.
— Annunziata… cette voix se place avec gravité sur un instant suspendu. Ils les ont eus tous les deux. Don Elmo et Volpino. Il faut que…
Maman, d’un geste de bras, emporte la tasse sur la table, qui se fracasse au sol. Le liquide brillant se répand entre les rayures du carrelage. De mémoire d’une vie, ce sera l’unique geste violent dont Litzy sera témoin de sa part.
— Il faut que quoi ? (Le cri s’étrangle dans sa gorge) Se mettre à plat ventre devant les Caponi ? C’est ça que tu es venu m’annoncer, Narciso ? C’est bien ça que tu es venu me dire… (Les larmes submergent son visage crispé.) Va-t’en maintenant.
L’homme quitte leur maison mais pas son ombre écrasante. Peut-être parce qu’elle a toujours été là. Un peu comme les taches brunes sur le tapis près de l’évier que ses parents n’ont jamais remplacé.
*
* *
* *
[Midipolia, automne 2237 – conceptions artificielles]
Tu as presque huit ans, déjà des cheveux blancs et des mensonges plein la tête.
Litzy vivote dans un déni délicieux, une parenthèse sanctuarisée par le silence de ses parents et les phrases entrecoupées des amis qui viennent toujours s’assoir à cette table de cuisine après avoir frappé cinq fois à la porte. Maman leur sert invariablement un café serré, sans jamais en boire un elle-même. Un rituel particulièrement codifié, empli de subtiles nuances et de messages intrinsèques qui restent, pour l’instant, invisibles à ses yeux d’enfant.
Peu à peu, le contour de maman s’efface et ses frêles épaules finissent par disparaître dans ses vêtements qui eux aussi, se ternissent. Elle est comme absorbée, aspirée, dévorée, par les flashs lumineux et les éclats vibrants qui émanent de son masque multimédia. Même si Papa rentre tard et lui fait le V de la victoire avant de la border, il y a toujours cette tension palpable. Et Litzy, trop jeune pour comprendre mais pas assez pour ne pas la sentir, sent gonfler dans sa poitrine un million de questions et la culpabilité de ne pas être assez.
Assez sage. Assez gentille. Assez normale. Assez bien pour qu’on l’aime comme si elle était la vraie fille de ses parents.
À l’école, ce n’est pas ça. Tous ses professeurs le diront : compliqué. Changer d’établissement ne change rien. Peut-être à cause des moqueries sur ses cheveux blancs et de la colle qu’ils mettront dedans, de ses jeux solitaires, dans cet univers où tout est musique. Ou parce qu’elle se défend ; avec ses petits poings, ses dents, une paire de ciseaux lorsqu’ils ont voulu lui prendre une mèche de trop. Malgré les avertissements et les sentences parentales. Peut-être parce qu’il lui faut moitié moins de temps pour faire ce que font les autres, et tout juste ! Plus simplement, ce petit monde n’a pas assez de place pour un petit monstre qui préfère dessiner, perché dans un arbre après la pause méridienne plutôt que de retourner en classe avec ces autres petits imbéciles faibles et geignards.
Aussi, parfois n’attend-elle plus que le premier coup soit porté pour assurer sa tranquillité. Très vite, elle apprend que la peur et le respect se tiennent fermement la main, qu’ils permettent d’obtenir la paix. Jouer le jeu des adultes est profitable à bien des égards. Leurs voix cachent mal des flexions bien particulières lorsqu’ils ne souhaitent pas s’immiscer dans ces chamailleries enfantines. La discrétion d’une attaque ciblée vaut tout autant qu’un exemple au centre de la cour de récréation. Doucement, sa petite boite sous son lit accumule dents de lait, mèches de cheveux et bibelots divers. Un butin bien mal acquis qui la conforte dans son idée que la véritable force ne fait pas de bruit.
Des choses de gamins. Voilà à quoi cela doit ressembler. Alors qu’il s’agit là d’une guerre contre un monde entier. Un monde fermement décidé à lui faire payer sa différence. L’odeur du désinfectant et le blanc des blouses se parent de teintes inquisitrices et porteuses de hontes. Des sentiments illégitimes et des fausses pensées qui ne soulagent pas ses maux de tête dus aux bruits incessants qui noient les tons entres les tourelles moirées de la ville. Non, leurs questions violent un univers qui leur est inaccessible. Est-ce qu’elle voit toujours ces ombres colorées ? Les contours changent-ils quand elle est en colère ? Ces choses qui n’existent pas, qui ne sont pas « vraies » d’après eux, mais semblent les intéresser avec le plus grand intérêt – plus grand que sa petite personne même.
Elle finit par mentir. Créer un personnage-armure qui ressemble à la petite fille modèle. Non, il n’y a plus d’ombre derrière les murs. Ni de couleurs dans les sons. Puisque les sons et les couleurs, ce sont deux choses bien différentes. Oh, sa main préférée n’a pas changé. Voilà, c’est celle-ci. La droite. Comme presque tous les autres. Quelle importance d’avoir une main préférée quand les deux peuvent peindre ? Litzy enferme cette évidence entre ses mâchoires, muselle le flot de vérités qu’elle voudrait cracher mais qui n’apporte que des ennuis. Caméléon se fondant dans la masse, mais fine observatrice de la moindre variation de son environnement.
Le temps amène de nouvelles questions, insidieuses, prédatrices, qui réexaminent des conceptions qu’une enfant de huit ans, même précoce, effleure à peine.
Est-ce qu’elle se sent fille ? Disons, oui. Est-ce qu’elle aime voler les affaires des autres ? Non, bien sûr que non. Quand le petit garçon qu’elle a poussé a explosé ses dents dans les escaliers, a-t-elle eu de la peine face à ses larmes ? La bonne réponse est « oui ». Puis elle ajoute, en seconde ligne de défense « Je ne voulais pas lui faire mal ». On en revient toujours à l’intention, à la culpabilité. À ces gestes qui disent tout sans rien avouer. Est-ce que son père la touche lorsqu’elle se douche ? Non, elle fait sa toilette en autonomie.
Viennent des interrogation éthérées, posées là, à la lisière d’un grand vide. Comment sont ses rêves ? Quand elle sera grande, que voudra-t-elle faire ?
Comme Luciel dans le film intégratif, elle arpente la ville, bondit de filets en passerelles, de balcons en terrasses, se hisse sur les cimes de métal, effleure la voûte. Mais ses rêves s’emplissent également de formes molles, de cœurs sautillants et de muscles tendus, ces étranges étoffes tissées de câbles microscopiques qui bougent sous la peau, s’attachent à ces structures solides mais si fragiles que sont les os. Des rêves secrets qu’il faut taire. Comme toutes les questions qui crèvent sa curiosité insatiable. De comment fonctionne cette curieuse mécanique. Ce qui fait la différence entre eux et elle, la contrefaçon, l’artificielle, née d’un œuf de verre. Entre un oiseau qui vole et celui que dévorent les fourmis. Ce ne sont pas des questions à poser à des docteurs. Ni à Maman ni même à personne. Elle n’obtient des réponses que par elle-même. Les représentations anatomiques en 3D se meuvent, fascinantes, sur sa tablette. Et c’est beau, pense-t-elle. Toutes ces structures vivantes se ressemblent sans être tout à fait pareilles.
Il est tellement plus facile de cocher toutes les cases et faire ce qu’on veut une fois que l’examen du pédopsychiatre est fini. On rentre plus vite à la maison et Papa et Maman se disputent beaucoup moins à son sujet.
Litzy ne court plus après le chat. Sa première tentative est la bonne. Acculée sur le coin du balcon, la bête n’a aucune chance. Chopée par le cou puis balancée contre le mur, une fois, puis deux, les feulements se muent en halètements et bave aux commissures. L’animal se débat, puis s’affaisse comme un doudou. Le sourd battement de son cœur cesse d’un coup. Les ciseaux de ce gamin qui lui donnait deux têtes font un très bel outil. La pointe crève le ventre mou, les lames découpent à partir de l’orifice jusque sous la gorge, ouvrent alors en deux volets de peau et de fourrure, un nouveau monde bien plus accueillant. Les organes emballés dans des poches translucides et rosâtres n’apportent pas de réponses satisfaisantes à ses interrogations les plus profondes mais l’émerveillent. Les différentes textures des membranes, tantôt lisses, douces, élastiques, chaudes, tantôt dures, rugueuses, des tripes qui accrochent ses doigts englués, apportent un réconfort étrange, interdit mais suave.
S’entaillant la main, Litzy constate que ce sang n’en est pas moins rouge que le sien. Ces petites griffes plantées dans ses bras font de piètres armes face à la longueur de ses membres. La menace des mâchoires reste limitée par la mobilité du cou. Le vrai du faux n’est finalement pas une question de chair.
Il n’y a pas de larmes sur le visage de Maman quand elle la trouve assise près du corps dépiauté du félin. Pas davantage de colère, lorsqu’elle capture, doucement, tendrement, la règle qu’elle utilise pour mesurer la longueur d’un boyau. Un sourire plat comme une résignation ourle simplement cette bouche si sèche.
Litzy s’enfouit dans ces bras squelettiques à la gestuelle mécanique. Un frisson de vie agite tout le corps maternel. Ce corps qui a perdu toute consistance et qui, dans ce fugace moment, tremble. Maman a la couleur du crépuscule. Cramoisi virant sur le mauve de ses cernes, le bleu profond du ciel et la lumière, rasant la mer, qui s’éteint dans sa voix malade. Un chuchotis vient se couler dans le creux de son oreille :
— Je suis tellement désolée.
Annotations