Celui
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
SKËNDER
Prix (1)
Celui qui n’a pas d’objectif ne risque pas de les atteindre.
Sun Tzu, L’art de la Guerre
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[Midipolia, 2244 – ce qui fait de nous ce que nous sommes]
L’offre et la demande déterminent le prix. Ce que tu dois payer pour obtenir ce que tu veux, par contre, ne dépend pas de la loi du marché.
Une main se crispe sur son épaule pour le réveiller. L’adolescent émerge, groggy de la fête de la veille. Quatre heures quelque chose. L’autorité paternelle élude toute question, toute revendication dominicale. Parce que. C’est bien suffisant pour s’extraire du chaud cocon des couvertures.
Oh la méchante fête de fin d’exams ! Skënder frotte ses yeux secs de la béta-khaty, se souvient par brides qui tambourine entre ses tempes comme un singe à cymbales aliéné. La bouche pâteuse de l’alcool en excès. L’arrière-goût des baisers de [mélasse de prénoms féminins] qui sont descendus sur son ventre, effleurant, humides, ses cuisses, jusqu’à son entrejambe pour tout engloutir… La gaule et deux heures de sommeil n’améliorent pas son esprit de déduction. Le reste de fumette noie l’agitation de la nuit passée dans un brouillard doucereux. Giovanni et ses plans – incontestablement les meilleurs, bien que tangents à des guets-apens.
Skënder s’habille en silence, sans prendre le temps de décoller l’odeur de mauve froide qui colle à sa peau. Ne cherche pas de réponse aux questions qui n’en méritent pas. Le regard maternel sous lequel il avale un café noir pèse d’angoisse. Ou de reproches. Difficile à déchiffrer.
Longtemps, il a quémandé pour accompagner son père au port. Voir de près les coques immenses, le ballet des grues qui déchargent à toute vitesse les supercargos, les automates pilotés à la voix qui plongent dans les entrepôts, leurs bras mécaniques chargés de palettes. Suivre la figure paternelle lorsqu’il fait l’accolade à son personnel lui donne un sentiment d’importance, d’autant plus qu’il a dix-sept ans maintenant. L’Albanais est un logisticien syndiqué, apprécié, respecté. Il gère toute l’étape entre le débardage à quai, le stockage dans les hangars, jusqu’au montage en voies supraconductrices. Ces rails immenses, à vingt mètres au-dessus de l’eau, envoient toute la marchandise par train automatisé vers le continent européen. Le boulot implique de serrer les bonnes mains des Douaniers lorsque les caisses transbahutées sont plus lourdes que déclarées. Skënder a bien du mal à réprimer sa petite fierté lorsqu’un docker demande : « C’est lui, ton fils ? » Et son père de caler dans la conversation : « C’est un malin, tu verras. ». Comme si certaines choses s’infusaient d’évidences secrètes.
L’air marin fouette ses joues, embue ses narines, se mêle à celle de l’huile des machines lorsqu’ils fendent la zone portuaire déjà en pleine agitation. Les pans de leur gilet jaune fluorescent battent leur jambes sous les rafales et les embruns.
Le métal du toit du hangar, bouffé par le sel, laisse crever les faisceaux des projecteurs sur des empilements de containers multicolores délavés par les traversées. Un féroce vacarme résonne à l’intérieur malgré les murs qui amenuisent les cris des dockers et le crissement des pneus des robots-porteurs. Les quais, à l’image de Midipolia, sous l’ombre de la monstrueuse cité, hurlent en bien des langues. Chinois et russe se bagarrent à un globish empreint d’arabe maghrébin. On énonce les chiffres en français, les denrées périssables en italien tandis que le reste mijote dans un salmigondis de vulgarités à parts égales de gestes typiquement méditerranéens.
Une rampe, puis un élévateur permettent d’accéder à un semblant de sous-sol. Deux brigadiers en uniforme, écusson des douanes patché à la poitrine, veillent sur l’accès du monte-charge. Skënder reconnait le capitaine Yann Macbeth quand il les salue d’un V. Yann tapote sa montre, puis indique :
— Vingt-deuxième.
Sous le niveau de la mer. L’idée même est étouffante malgré l’espace pouvant accueillir un container entier. Son père se mure dans un silence pincé. De l’eau saline dégouline sur les parois métalliques, les grilles rouillées. Skënder n’ose pas demander la raison de ce subit changement d’attitude. L’anxiété bouffe ses intestins. Presse une envie de chier toute nerveuse. Les câbles bioluminescents bleus clignent tandis que l’ascenseur avale les niveaux, s’enfonce inexorablement, aux point de lui donner le vertige. Le froid suintant lui fait regretter de ne pas avoir écouté sa mère à propos des gants.
Enfin, l’affreuse descente cesse sur une salle vierge, inondée par le crachat blanchâtre de rétroprojecteurs vieillots fixés à des cadres en hauteur. L’Albanais presse son épaule. Les ombres découpent une trentaine de silhouettes en méchant contraste, toutes disposées en cercle. Des visages connus qui n’ont pas de noms, seulement des alias, des allures carnassières dans un halo d’eau au sol qui s’écoule vers les rigoles d’évacuation. Un tuyau goutte au loin, métronome confidentiel.
L’anneau se rompt pour leur faire place. La poigne paternelle l’a quitté, mais pas son empreinte. Une forme humaine recroquevillée, tuméfiée et nue fait centre à l’assemblée. Sac sur la tête, pieds et poings liés dans le dos, les attaches de plastiques ont saigné les jointures à blanc. Des coups barrent régulièrement ce corps dodu, suintant. Bien qu’on semble l’avoir rincé au jet, il reste de la merde et du sang entre ses jambes.
Skënder se fige. Oh putain ! Le réveil, celui qui secoue les neurones, est brutal. Avec une cruelle acuité, l’enjeu de cette réunion le saisit au cœur. Juste en face, il discerne Giovanni. Près de Donna Maddalena, le jeune Chasseur lui lève un pouce d’encouragement. Ce salaud est tout frais, propre sur lui. Certainement au courant depuis la veille.
— Toujours en retard l’Albanais, tacle Narciso en s’appuyant comme d’une béquille sur une énorme pince coupe-boulon.
— Pourquoi. J’ai raté le meilleur ?
Maddalena lève une main d’apaisement. Une flammèche consume l’extrémité d’une Russtik. L’ex-militaire chauve s’irrite, puis demande :
— Qui est le témoin pour les Fasci ?
Vingt-sept ans de beauté fatale essuient une petite lame dans un chiffon. La rousse, sublime mais dangereuse, le replie ensuite méthodiquement avant de ranger le tout dans la poche intérieure de sa doudoune, qu’elle zippe jusqu’en haut.
— Tonio Carmine, annonce Rozalyn puisque personne ne souhaite répondre.
Le ci-dénommé fait un pas en avant. Tonio Carmine, le benjamin de Don Nevio Carmine, chef de famille du même nom, ressemble à un avocat, ou à un banquier avec son costume gris couture et sa chemise-cravate. Un frisson parcourt Skënder, sans que l’humidité prégnante n’en soit la cause. Le rassemblement a tout d’un évènement.
— Oui, oui. Bon. Pas de manières, vous voulez bien.
Tonio arrête son regard sur lui. Il tire le portrait du colback blanc-bleu trop lisse, impeccablement bronzé de ses vacances sous les tropiques, en conspiration permanente. À présent, Skënder est le centre de l’attention. Et ça le met franchement mal à l’aise. D’habitude, tous les regards convergent vers Giovanni. Ce dernier s’avance vers lui d’une démarche mesurée, passant à côté du martyr attaché, sans en faire cas. Une demi-lune un peu triste s’étire sur son visage de chérubin. Petit, chétif, son gabarit d’enfant malade détonne. Les boucles à ses épaules se jouent d’une androgynie typiquement N-GE.
Un pistolet passe de main en main, arrive jusqu’au prince albinos qui le réceptionne avec légèreté. Encore une fois, leurs regards se croisent. Giovanni vérifie le chargeur, tire la glissière en arrière pour faire monter la cartouche en chambre. Cet enfoiré le lui tend maintenant avec un sourire de canaille en biais, à mi-chemin entre la mauvaise blague et un sérieux de morgue.
Son cœur bat la chamade. Son initiation, Skënder l’a fantasmé d’un milliard de façons différentes sans plus l’espérer. Je sais ce que doit faire. Il se saisit du Beretta comme d’une relique en verre, si fine, qu’elle pourrait exploser entre ses doigts tremblants. Un éclair de conseil paternel lui rappelle de laisser le doigt près de la glissière, canon vers le bas, en position de sécurité tant qu’on ne lui aura pas intimé de tirer.
Narciso et son père rompent le cercle pour redresser la forme humaine zébrée de violet, la traînent à genoux face à lui, puis restent postés à droite comme à gauche. Ainsi placée, ce n’est qu’un gros amas moite qui trésaille douloureusement sous chaque respiration rauque. Un râle filtre de sous le sac. Un instant, Skënder redoute d’affronter le visage de sa future victime. Ça lui tord le bide. Peur de ne pas être à la hauteur de l’attente de tous ces hommes et de femmes aussi, qui ont spécialement fait le déplacement, avant l’aube, pour cette mise à l’épreuve. Leurs présences muettes appesantissent l’air, glacé, brûlant ses bronches.
L’on raconte que les yeux de Don Elmo Bianchi, la Gorgone, figeaient votre âme au fond de vous-même. Skënder implore la Madone que la sienne n’aille pas jouer la fille de l’air au moment crucial.
Giovanni retire le sac. Mais la chose n’a plus de visage, plus d’expression sinon des orbites vides, Un sifflement crève une béance aux lèvres pendantes, noircies de croûtes, écumeuses, qui n’a plus de langue. La nuque offre des fentes à vif à la place des slots pour cyber rodéo arrachés. Les yeux trop clairs de son ami capturent tous les rayons disponibles. Skënder s’y perd. Son esprit divague, tente de s’enfuir malgré la tétanie de son corps. Il se souvient alors du nom du plus beau des anges. Celui qui est venu apporter la lumière aux hommes.
Tout à l’air tellement plus facile quand c’est toi.
Le supplicié redresse la tête. Trois trous noirs sanglants chassent un brin de jour perdu au fond d’un hangar corrodé. Skënder rassemble toute sa volonté pour ne pas bouger. Ni proférer la moindre excuse – sans valeur aucune d’ailleurs. La cavité meurtrie soupire, marmonne un quelque chose d’inintelligible ; « Hallowweeennnn » ? Un liquide rosâtre dégouline des commissures du hacker déchu.
La gifle est phénoménale, particulièrement de la part d’une si petite main, toute blanche. La tête du malheureux, fait un quart de tour avant de retomber sur sa poitrine, ravalant un gémissement. Se rachetant une ultime dignité, peut-être. Les yeux, la langue manquants accusant un défaut de discrétion certain.
Giovanni recapture Skënder de son regard. Efface tout le reste.
— Si tu veux tout prendre, tu dois tout donner.
La grâce d’un ange. L’envie, furieuse, de partager cet éclat.
Le jeune homme tend le bras. À bout portant, presser la détente est affreusement facile. Le coup résonne. Effroyable. Le recul fait lever le nez au canon, presque au-dessus de sa tête. Une main sur le côté saisit son poignet, stoppe le mouvement. Giovanni récupère l’arme, désengage le chargeur puis lui fait l’accolade. On évacue le corps avant même qu’il n’ait pu voir quoi que ce soit. On s’exclame, on rit. Quelqu’un repasse un coup de jet d’eau par terre. Narciso maronne de se faire mouiller les chaussures. Une trentaine de mains lui claque allègrement dans le dos, au point de le faire tousser. La terrible Rozalyn lui fait même un clin d’œil. Un goût de bile corrode ses lèvres, une aigreur nouvelle, étrange.
L’air qu’il inspire alors a une fraîcheur bienvenue.
Son père a les yeux brillants de larmes retenues ; une fierté luisante que l’Albanais n’exprimera jamais. Même si ses bras tremblent encore du recul, Skënder ravale tout le reste, digère sa peur, accueille avec un soulagement certain sa réussite.
Il est un homme maintenant.
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