Vous voulez savoir si une ville est gangrénée par quelque système mafieux ?
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP & L'OISELLE DE FEU
GIOVANNI
Ange (1)
Vous voulez savoir si une ville est gangrénée par quelque système mafieux ? Regardez qui ramasse vos poubelles avec l’argent de vos impôts. Qui effectue le sale boulot ? Au bénéfice de qui ? Carmine, Bianchi… on vous a toujours annoncé la couleur. Vous savez comment elles se mélangent ! Et ce n’est pas tout rose !
Il est surprenant qu’à Midipolia, pourtant première cité dotée de routes autogérées, la gestion des déchets ne soit toujours pas automatisée au prétexte d’une lutte idéologique dépassée contre le chômage technologique de masse. Formule esthétique qui signifie : préserver l’emploi précaire et dangereux des pauvres pour éviter la casse sociale et les manifs intempestives qui mettent à mal l’image dorée vendue aux investisseurs étrangers.
Le ramassage des ordures est un service public sous-traité pour la simple et bonne raison qu’il faut bien que cela se fasse ; vite et mal, selon une grille tarifaire bien précise, chèrement négociée par le chantage à la salubrité, sur un territoire parfaitement délimité et farouchement maintenu, par des gens transbahutant des choses d’un point A à un point B sans poser de question, le tout de bonne heure pour qu’il n’y ait pas de témoin.
Sauf que la mafia, ça n’existe pas si on écoute notre très chère cheffe de l’exécutif Lamari. Qui évacue nos poubelles, alors ?
Extrait de l’épisode 387 654 de La Risée, par El-FauϽon, sur le Canal de Mid-Inter
*
* *
* *
[Midipolia, 2244]
Le droit du sang n’existe pas. Seule sa dette se paye.
Giovanni saute le blazer avant même que ses fesses ne touchent la banquette de la Gespenst qui l’attend à la sortie des cours. Baleine, également à l’arrière, le salue d’un truchement de tête. Toute cette masse grasse sue des litres entiers malgré la climatisation. La prothèse de son genou grince tandis que l’obèse ruisselant frappe nerveusement du pied sur la duveteuse moquette. Bien que surpris de sa présence, le petit prince n’en fait pas cas et pose nonchalamment ses dockers sur la table basse faisant centre, chaussures absolument non réglementaires mais qui ont l’avantage de ne pas couiner et de monter sur ses chevilles – question de praticité pour y ranger quelques accessoires.
Être le fils de Donna Maddalena Bianchi offre son lot de privilèges. Il défait volontiers les premiers boutons de sa chemise, ce détestable dresscode vintage de parfait petit col blanc bien repassé, puis invite Baleine à cracher le morceau.
L’aéro Vantablack quitte le quai bourré de chauffeurs privés du lycée Amazon. Pas loin, on devine à leur uniforme de seconde main, de boursiers trainant là, qui vapotent de la mauve pour se trouver une contenance en attendant le relais téléphérique.
— Don Caponi et Donna Maddalena souhaitent votre présence pour…
L’N-GE souffle. Baleine et sa satanée manie à tout enrober de formule alambiquée ! Zulfiqar, le chauffeur vient à la rescousse, désopacifiant la vitre entre le poste de pilotage et l’habitacle passager:
— Z’en ont alpagué un qui saurait où est le type qu’a fait planter Medhi.
Ainsi donc, depuis trois semaines, que la Stidda tire le fil des programmateurs du Run jusqu’à leurs associés et leurs entremetteurs pour retrouver le recordman à la Grey Fasty. Au-delà des frais inerrants à la logistique pour faire disparaître les éléments qui auraient permis aux enquêteurs de la Sureté d’identifier les organisateurs, la mort d’un talentueux pilote et les coûts faramineux engendrés par la perte de deux aéros, s’être fait humilier par un Ruskov a quelque peu froissé Don Caponi, et par extension toute l’organisation.
La Tempête a donc appelé à la rescousse le clan Bianchi, celui le plus à même d’avoir les bonnes relations avec la police pour dénicher ce mauvais plaisantin. En théorie.
Baleine résume avant leur arrivée : le Siniy Volk, désincarcéré par des paramédics, a ensuite été acheminé..? la Sureté ne sait pas mieux. Aucune trace physique d’après aucun contact dans les hostos. Et la vidéo surveillance n’est pas plus informative, puisque contractuellement corrompue.
Le bordel généré n’a pas permis de dépêcher une équipe pour pister l’ambulance dès le crash ; impossible, donc, de régler le problème a posteriori. Le type a simplement disparu de la circulation. Ou a été envoyé ailleurs, sous un autre nom, bien loin des yeux de la Justice et de la pieuvre dans son ombre.
Jusqu’à ce que l’Albanais dégotte, par un art presque sorcier, et sans affoler toute la diaspora criminelle russe, le seul baveux de cette putain de ville qui sache quelque chose d’intéressant. Pas question de se déclarer la guerre pour un accrochage sur le Cercle. Rentabilité prime.
Un geste de main interrompt le gros. Giovanni se branle de la dernière vexation de Don Caponi.
— Et donc vous avez besoin de moi pour ?
Baleine est si contrit qu’il paraît au bord de l’implosion.
On ne lui demandera pas de s’occuper personnellement du cas de cet informateur. Sauf peut-être pour faire la traduction. Merci les modules de The Speaking Babylon Compagny. On ne lui demande, de toutes les façons, jamais rien d’important, sinon d’être là, comme un petit prince de porcelaine. La décoration ultime : deux petits N-GE bien sages aux côtés du plus important des membres du Conseil des Fasci. Une espèce d’habitude qui nourrit la bonne entente entre leurs familles respectives mais qui ressemble de plus en plus à un dressage de bêtes de chasse.
Zulfiqar accroche la Gespenst aux docks, à l’autre bout de la ville. Là où les plateformes sont les plus basses, assez pour se faire éclabousser par les vagues et la machine incessante d’une rade qui ne dort jamais. Fracas d’acier, crissements de pneus, brouhaha de langues multiples et échos magnétiques des nodes scellés des cargaisons que l’on décharge inondent ses perceptions malgré ses protections dès que Giovanni émerge du véhicule. L’oscillation permanente des plateformes portuaires en flottaison lui donne presque la nausée.
Malgré son obésité et sa démarche chaloupée, Baleine marche vite. Giovanni a l’impression de courir derrière lui, se frayant un chemin entre les containers, les robots des débarcadères et les résonances des mégaphones pour atteindre un vieux hangar au fond d’une suite d’entrepôts à ciel ouvert et de lignes jaunes numérotées à la nomenclature cryptique. Les colonnes de métal et les carènes des vaisseaux énormes ne le trompent pas. Des hommes armés, sous couvert d’uniformes de dockers, dans les hauteurs, restent à l’affût et balisent leur itinéraire piéton. Douce fluctuation du fer contre leurs poitrines.
À l’intérieur, le comité est réduit, autant que l’air vicié, lourd, et le plafond étonnamment bas. La pénombre peint les contours criards d’anciens posters syndicats et des gilets de sécurité fluo bouffés par les rats. Des tables branlantes et des chaises pêle-mêles dans un coin près d’un vieux frigo entrebâillé et couché figurent un club abandonné. Quelques cartes, des mégots et des capsules rappellent mal l’ambiance festive du lieu, qui s’est carapatée par le volet de tôle que Narciso referme derrière eux.
Giovanni repère cet enfoiré d’Eligio parmi la dizaine d’hommes des clans Caponi et Ozzello qui encadrent le client d’origine certainement slave. Pour l’instant, ce dernier n’a pas l’air amoché. Vu la gueule résignée qu’il tire, y’aura peut-être même pas besoin de le secouer.
Mamma et l’Albanais échangent à voix basses, non loin d’un massif Don Caponi, accompagné de Martio l’Épingle, son bras droit tout en longueur. Étrange assemblage de corpulence encore, avec Don Zelante Ozzello, rond et flasque, ayant jugé bon d’embrigader son fils, le svelte Vitorre, dont la suffisance ne trahit que davantage le rythme irrégulier de sa respiration – comme un stress à l’examen.
Le sourire désolée de Baleine vaut toutes justifications. Cette prise de conscience lui fait mal. Giovanni aurait préféré ne pas être convié à ça. Le sentiment de n’être qu’un parvenu l’assaille. Un « fils de » qui ne doit sa place qu’à celle de sa mère et à rien d’autre. Comme tous ces gamins qui fréquentent ses classes. Mon père ci, ma mère ça et en veux-tu en voilà des accomplissements dépositaires !
Maddalena s’avance vers lui. Sa main passe sur son visage, les traits de sa figure de gamine malgré ses presque quinze ans, descend sur son cou, le col de sa chemise défait pour reprendre un faux pli. Malgré le masque sur ses yeux opaques, Giovanni devine aisément le regard désapprobateur sur le fait qu’il n’ait pas pris sa veste.
— Tu sens la mauve.
Juste ça. L’absence de chaleur dans sa voix ; le ton égal, le même qu’elle emploie pour commander à ses hommes. Giovanni voudrait se ratatiner pour disparaitre Pourquoi tiens-tu à ce que ce je sois là pour m’afficher de la sorte ? Les hommes les plus féroces de la Stidda ici rassemblés trouvent tout à coup le bout de leurs chaussures particulièrement captivant. Peut-être Don Caponi toussote-t-il, une subtile manière de rire. En biais, le rictus du fils Ozzello savoure une humiliation gratuite.
Le Diable, son ange gardien, opère un sauvetage ; il attrape par le bras l’informateur en crise de tremblements pour le trainer vers eux. L’adolescent affiche une mine pleine reconnaissance à son mentor – même s’il ne doute pas de la punition qui suivra. Le type se réceptionne sur les genoux, jauge le périmètre d’oreilles attentives, les poings crispés sur son pantalon. Ces dents bruissent mais c’est là un détail qui n’agace que ses perceptions d’N-GE. Mamma place une main sur l’épaule de son fils, pour le tranquilliser. L’habitude de cette mise en scène ne génère plus aucune angoisse, depuis longtemps. Giovanni s’esquive d’un pas latéral, bouillant d’aigreur.
Comme toujours, l’Albanais tire un paquet en carton froissé de sa poche arrière pour en extraire une Russtik qu’il allume lentement. Le suspens permet aux gens présents de se compacter tout autour de lui.
— Dis-moi, et il crapote un peu. Répète un peu ce que tu m’as dit. Tu sais, à propos du Loup.
Sa semelle le pousse un peu, pour qu’il se hâte. Des larmes au coin des yeux, un unique tressaillement. Giovanni perçoit la fréquence cardiaque du type faire des bonds. Le Russe déglutit, marmonne à la frontière du murmure :
— Vyacheslav Lyubovitch Valeev… Histoire sale à Warszawa… Mauvais arrangement avec plongeur de Shangaï… Devoir payer... En fuite… Caché chez le Baron… Très très bon pilote…
L’accent hache encore davantage un français fédéral malmené. Giovanni tique. Lyubov, ce n’est pas un prénom d’homme. La filiation ne colle pas.
— Monte équipe pour capture Frankenstein… poursuit-il.
Quelle connerie tu nous baves ? Giovanni ravale ses questions. Mamma s’est tendue imperceptiblement. Ce sont là des mots qui dégoupillent des secrets qu’elle n’a jamais voulu lui confier. Des réponses perdues comme des balles. Frankenstein, ce Prométhée qui mit le feu au standard humain. Et qui devrait être mort, depuis le temps.
Un détail que chacun prend soin de ne pas relever.
— On capte pas. Plus fort, rouscaille l’Albanais entre deux soupirs fumeux.
— On s’en branle de son pedigree. L’est où cet enfoiré de Mosco’ ? coupe l’Épingle.
L’informateur n’ose pas relever la tête, saccade les mots à les compacter :
— Hôpital des Saints. Jusqu’à hier. Est parti avec Pavel, un lieutenant du Baron.
— Ah, ça c’est pas de chance. Vraiment, vraiment pas de chance pour toi, lance l’Albanais.
Narciso tacle :
— C’est tout ? Tout ça pour ça…
Regard froid entre le Diable et l’Albanais mais Giovanni se doute bien qu’il manque un morceau. Que cette impatience est une comédie pour noyer la chasse en préparation. Trouver Pavel, c’est débusquer ce Moscovite.
— Mais non, aujourd’hui c’est fête !
Enjouée, Mamma se tourne vers Vitorre. Et Ozzello père de tapoter la tête d’un garçon au bord de l’hypoxie alors que l’Épingle assure les formalités :
— Qui est le témoin pour les Fasci ?
Don Caponi, dont les yeux noirs creusent des gouffres, déclare :
— On a qu’à dire que c’est moi. Si personne n’y voit d’inconvénient.
Narciso hausse les épaules. Son disciple s’étrangle devant tant d’honneur.
La machine se lance d’elle-même. On fait un cercle, on redresse le type qui a très bien compris, s’est soumis à cela avec un courage exemplaire. On tend un flingue que Vitorre fixe comme une poule regarderait un couteau.
Alors le Russe relève enfin son visage crispé, droit sur le canon que l’on braque sur lui, les poings toujours serrés sur la toile de son jean. Son cou dévoile le tracé rouge d’une simple ligne sur sa gorge. Krovavaya. Ses rides figent une résignation de vieux briscard qui sait l’heure venue, accueille l’échéance. Une profonde inspiration, un souffle ;
— One clean shot, okay?
Et le temps se gèle dans le tremblement nerveux d’un Vitorre en proie au doute.
Long flottement d’indécision. Giovanni ressasse son agacement. Cette sensation de l’occasion manquée. Déplacer trois des cinq Don du Conseil des Fasci pour cette comédie ! Il ne ferait pas honte, lui. Non, il fera ça bien comme il faut. Avec la rapidité et l’efficacité succincte que l’on doit réserver à cette tâche. Ne serait-ce que par merci envers les condamnés.
— Allez gamin, encourage Don Caponi mais son ton trahit l’impatience face à un détail strictement administratif.
Regard en arrière vers un Don Zelante Ozzello, qui lui-même n’a plus d’air. Giovanni maugrée, malgré lui, entre ses dents :
— Magne. Pas que ça à foutre…
Juste assez perceptible pour figer le bras tendu de Vitorre. Don Zelante ouvre puis referme sa bouche dans un tressautement de bajoues. Les hommes du clan Ozzello avance d’un pas, menaçants, dans l’expectative d’un ordre de mordre ; ou d’un sursaut d’égo qui ne vient pas. Finalement, le bras de Vitorre retombe.
Narciso désamorce ce qui aurait pu virer à l’incident diplomatique. Le pan de sa veste bleu de Chine dévoile son fameux Walkyrie. Tout son corps s’arque vers la mire. Un léger fourmillement sature les rails du flingue avant qu’il ne presse la détente.
Un grondement de tonnerre fait décoller les mouettes, dehors. Sensation de tympan déchiré par la décharge magnétique azurée.
La tête se vaporise jusqu’à la base d’une mâchoire en éclat de dents ; éclabousse un peu les vêtements des trop proches témoins, au plus grand écœurement de l’assemblée. Tant pis pour ma chemise blanche ! Le cercle éclate. Vitorre reste seul au centre, pétrifié. Des morceaux voltigent au loin, collent au plafond. Le corps tombe, sonne creux mais lourd. Et le cou, presque à nu, déverse un fluide brun épais qui gagne les rainures du sol, englue les jolis mocassins du garçon. Ce tracé fascine Giovanni, ranime les cauchemars d’un enfant terrorisé qu’il temporise sur l’instant.
— Sans déconner, le Diable !
Les bras ballants de Vitorre achèvent un tableau d’une composition relativement médiocre. Échec et stupéfaction. Puis Don Caponi, explose comme seule la Tempête pourrait se le permettre ; son rire tonitrue entre les parois métalliques, occulte la déflagration électrique, les glissements furtifs de la viande hachée sur les surfaces, appelée par une gravité un peu molle.
— Eh bien, on est toujours aussi patient chez les Bianchi !
Un fou rire nerveux gagne les affiliés. Don Ozzello lui-même s’y joint, à contre-temps comme à contre-cœur. Bien conscient que c’est encore une manière de lui signifier de rester sagement derrière les deux clans principaux du Conseil des Fasci. Éternel rapports de puissance subliminaux.
Un regard sombre crève la distance qui le sépare de l’héritier Ozzello. Connais ta place. Giovanni n’a pas le temps de savourer cette animosité nouvelle. Narciso l’extraie par le colback vers ce soleil presque douloureux.
Retour à la Gespenst. Zulfiqar manque d’avaler son chewing-gum tandis que Narciso lui fait passer la tête sous le montant de l’élytre manu militari. Et ils restent là, tous deux face à face sur des banquettes opposées, sans mot dire, les prunelles braquées l’un sur l’autre en revolvers. Donna Maddalena les rejoint avec Baleine, après ce qui semble être une éternité de reproches muets. Des formules de circonstances entre Don pour tourner le fiasco à la blague ont certainement finalisé le meeting.
— Félicitations Giovanni, tu viens de gagner un ennemi.
La caresse maternelle sur sa nuque. La douceur de leur intimité parfois relative. Le geste de Mamma est doux, doux comme l’est le fil d’une lame parfaitement aiguisée, qui tranche sans résistance. Et l’ombre, l’ombre bleue d’un mauvais souvenir, envahit tout le reste – bourdonne contre le flanc de Narciso. Inatteignable pouvoir de ceux qui savent prendre sans demander la permission.
Alors seulement le Diable se détend, lui aussi.
— Tu l’as fait exprès, hein, Madda ? L’était pas prêt, ce pauvre gosse.
Demi-sourire entendu. Narciso ricane. La signification de cette mise en scène fait sens à son jeune esprit pourtant rompu à l’exercice. Giovanni s’agace de n’avoir pas déchiffré le jeu par avance même si le résultat le fait jubiler. Donna Maddalena ne revient pas sur ce non-événement, évacue l’incident comme un rien, d’un geste de main gracieux. Vient alors l’ordre, des tréfonds de cette gorge pâle, invoquant presque des fantômes.
— Narciso, prend contact avec Fran. Les vacances sont finies. Et ramène-moi ce Pavel. Les Ozzello n’auront pas de seconde chance.
Annotations