Là, des jardins entourent un palais de verre ;
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
GIOVANNI
Verre (1)
...Et dans mes rêves, je me vois sur le dos d'un loup
Chevauchant le long d'un sentier forestier
Pour affronter un sorcier-tsar
Dans ce pays où une princesse est enfermée sous clé,
Se languissant derrière des murs massifs.
Là, des jardins entourent un palais de verre ;
Là, les oiselles de feu chantent la nuit
Et picorent des fruits dorés…
Extrait traduit du poème Zimniy put, Yakov Polonsky (1844)
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[Midipolia, club (W)Hore Al’ain – 2244]
Longtemps, nous avons envié cette place au plus près de la lumière.
Skënder l’a mauvaise. Collé au fond de la banquette, cet éphèbe à la barde aussi soigneusement entretenu que son compte bancaire rumine, parfaitement imperturbable face aux gynoïdes à poil qui le zieutent d’un capteur photosensible gourmand. Dix-sept ans de rancœur avalent méticuleusement des pafs fumants de carbonique avec trop peu de citron. Et Giovanni, deux de moins, comprend très bien pourquoi. Chiure de politique de la bonne entente entre les clans qui oblige leur présence à tous les concours de bite annuels, ces fêtes d’anniversaires que suivent les rites de passages de l’organisation.
Sueur d’entre-cuisse et fumée de mauve aromatisent l’atmosphère capiteuse du carré privé de leur petite bande. Exceptionnellement, leur groupe a obtenu la permission des cadres pour passer la soirée au (W)Hore Al’ain. La nuit, sans leurs copines, aurait dû être mémorable… ou du moins sexuellement satisfaisante pour oublier la contrainte de faire bonne figure. Skënder, ce beau gosse aux yeux verts redoutables, se dévoue habituellement à honorer la chatte – « Bon pour les affaires », qu’il dit. Pas ce soir ; on préfère se cartoucher aux shooters pour anesthésier le trouble.
Voilà que Marco exhibe les cinq petits points encore sanglant qu’on a encré entre son pouce et son index. Une deuxième gonzesse s’agglutine langoureusement à lui, tangue sur ses aiguilles et s’accroche au paquet pendant que la première lui colle un sein percé de clochettes près des lèvres. La dizaine de jeunes hommes présents, pour la moitié mineurs mais tous enfants d’affiliés, tapent sur la table et renverse des verres. La sirène minaude puis fait tomber le pantalon aux chevilles de l’élu de la fête.
Skënder, tire la gueule, engage une capsule de THC dans sa vap, et s’enfonce dans le sofa. Giovanni, juste à côté, s’envoie une taffe puis deux. Ça ramollit délicieusement les nerfs. Assister à la danse d’une orientale ambrée voluptueuse sous voilette transparente et d’un type dévêtu fraîchement promu chez les Ozzello, est un devoir social dont ils se seraient bien passés. Vitorre Ozzello, fils du boss de la cinquième (et loin dernière) famille des Fasci, fanfaronne avec son compère Eligio. Des mains baladent entre des membres couverts de paillettes. Chair ou silicone, les collègues ne font ni distinguo ni jalouses.
Giovanni réajuste ses protections auditives su ses cartilages d’oreilles. Des tonnerres de basses pulsent dans ses dents, déforment les contours des choses. Vitorre devrait, comme lui à bientôt quinze ans, prêter serment devant les Fasci ; tandis que le fils de l’Albanais attend toujours pour ne serait-ce que promener sur les quais avec un paternel qui ne l’initie pas sérieusement. Jouer le gardien du petit prince, pas de problème – un honneur même ! –, mais son ami digère douloureusement l’aigreur de ce traitement de faveur qui n’en est pas un ;
— J’suis pas con, hein…J’ai bien compris qu’on m’éprouvera pas avant le fils de Donna Maddalena Bianchi ! Les Ozzello, y se font moins chier, tiens !
Giovanni préfère ne pas répondre à cette sincère mais honteuse jalousie que l’alcool étiole, lui repasse la vap, conscient de la frontière fragile de cet aveu. Skënder ne pense pas à mal, mais son manque de reconnaissance brûle les yeux, même dans la pénombre de la salle sous phéro-atmos. Une biochimie que sa physiologie optimisée ignore. L’endroit titille sa sensibilité d’N-GE immature. Se creuse irrémédiablement le fossé d’une puberté qui éveille des appétences différentes. Sa biologie trafiquée l’imperméabilise aux hormones ; Giovanni le sait, son corps n’a pas que l’allure d’un enfant efféminé.
Les gynoïdes, tu peux leur faire vraiment mal. Ça se répare mieux que de la pâte à modeler. Il n’a pas aimé le sous-entendu du Diable. Qu’est-ce qu’il va s’imaginer, bordel ? L’idée même de fracasser des nanas, même en polymère, ne le fait pas bander !
Ces femmes à la peau huileuse, aux fentes offertes, aux mamelles grasses et aux hanches charnues ceints de breloques bruyantes le dégoutent. La plupart du temps, c’est réciproque. Son phénotype caractéristique de Chasseur n’emballe pas les authentiques femelles, à l’exception de quelques téméraires qui lorgnent la prime de fin de soirée. Ah Giovanniiiii Bianchiii ! Un regard mauvais les en dissuade. Hélas, ici, l’endroit gavé de sexdroïdes tend un guet-apens sans issue possible. Ces poupées au gosier à sperme méconnaissent ce rejet instinctif de tout être humain normalement constitué envers un N-GE.
Une fille sous des voiles orientaux translucides s’incruste sur ses genoux. Sensation d’intrusion. Giovanni réprime l’envie d’enserrer cette gorge pour l’arrêter net. Plutôt, il la câline gentiment, du bout des doigts. Avec son visage ovale et ses grands yeux khôlés, la pute est plutôt mignonne sous ses arabesques de henné. Donner le change, éviter les remarques débiles des autres. Ces parfaites créatures allument systématiquement tous ses radars de dangers. Un instant, il a un doute si celle-ci est une organique. La moiteur ambiante n’aide pas. Il lui propose à boire pour vérifier. La fille bat de ses cils interminables, saisit le verre pour montrer sa bonne foi, mais préfère couler son nez dans son cou comme parade.
Il retire une de ses mains qui caresse sa jambe, lui ordonne d’aller chercher une bouteille pour négocier un sursis. Skënder lève un sourcil, indifférent à sa propre sangsue. L’objectif de leur soirée est simple : entamer leur métabolisme jusqu’à avoir envie de gerber sur ces putains nichons luisants aux tétons percés d’or.
Les hôtesses du (W)Hore Al’ain n’ont pas la subtilité de celles du Mystic. Avec un quota à assurer, elles taillent des pipes directement sur les banquettes. Face à eux, Vitorre et son pote Eligio ne se privent pas. Les succions et l’ostensible va et vient de ces masses de cheveux sombres accompagnés du tintamarre de leurs énorme boucles d’oreilles, provoquent un haut le cœur à l’N-GE.
Une langue de miel nauséeux glisse de sa joue à ses lèvres, pour s’infiltrer. Des mains couvertes de dessins fleuris orangés cavalent sur son ventre, en apprécie le tracé d’une musculature sèche, unique avantage à son optimisation génétique, jusqu’en bas avec une curiosité directe. Puis, d’un baiser mal entamé qui ne génère aucune érection, la chose marmonne un truc dans une mélasse de français et d’arabe qu’il ne déchiffre pas immédiatement. Son regard mescal louche. Si le mignon androgyne albinos était un homme constitué comme les autres ou si… Putain d’orga sans filtres algorithmiques !
— Si quoi ?
Giovanni dégage l’indélicate, regrette presque les gynoïdes et leurs progra trop lisses. Les adolescents Carmine et Caponi s’esclaffent. Le corps de Vitorre se tend puis se détend comme un élastique qui claque. Oh, déjà ! La salope d’en face se torche la bouche d’un revers de main.
— C’est pas ton genre, les filles, hein, ‘vanniiiii ?
La voix se perche ostensiblement dans les aigues. Vieille blague rose bonbon surannée. Giovanni explose. Son petit poing serré fuse vers cette enflure au duvet de puceau. Essaye du moins – avec une bouteille à lui tout seul, et la table entre eux, son attaque manque de précision. Les sacs à foutre crient et s’éparpillent dans les angles. Leurs bijoux cliquètent comme une pluie de pièces. Eligio et Skënder s’interposent devant l’hériter des Ozzello. Les autres, en neutralité branlante, n’osent pas prendre parti.
— Espèce d’humerde !
On s’empoigne dans un mélo de ceintures dégrafées et de chemises débraillées. Superbe occasion de constater qui est réellement sympathisant de qui. Caponi et Carmine en renfort des Bianchi, à sept contre trois, la bagarre tourne court contre les enfants Ozzello.
— Eh les gars, on va pas s’en ramasser une, hein ? temporise Marco, la bite devenue molle.
Vitorre fait signe au garçon d’un clan vassal au sien de la fermer. Mariole ; peut-être croit-il qu’il ait la moindre chance à un contre un. Giovanni éructe.
Déjà, ça bouge dans l’arrière-plan. Sombre aura des gants lestés.
Deux golgoths pour sortir ses quarante kilos imbibée de haine plus tard, le cul mouillé sur un rebord de trottoir passerelle, Giovanni se sent minable. Voir Skënder effectuer la même glissade que lui sur l’énorme flaque trouble de vomi, avec cinq minutes d’intervalle, ne le réconcilie pas avec sa performance. Dans l’entrée bardée de néons, son allure de tombeur en prend un sacré coup.
— Cet enculé de sa race de… de…
Sa colère étrangle le reste. Et ses fringues sont toutes salopées, maintenant. ‘Fais chier.
— D’humerde. (Skënder rigole avec une mi-temps de retard, perché sur mauve). Ouais, tu l’as dit. Putain, j’y crois pas… (il ricane encore) Humerde ! sans déconner…
Giovanni sent l’eau s’infiltrer dans ses chaussettes, là où sommeille une lame qu’il rêve de planter dans une gueule trop bavarde. La céramique volte entre ses doigts.
— Un jour, j’te jure que j’vais me le faire !
— Ouais, mais pas comme ça. Devant témoins. Puis, tu vois pas qu’il fait ça exactement pour te coller la honte ?
Un trick puis deux. Il range le jouet – pas la meilleure idée de la soirée, certes. Et la pluie qui a décidé de finir le ménage.
L’autre se redresse, époussette son pantalon serré et satinée, avise les environs des passerelles, les racoleuses qui trainent encore dehors en serrant leur manteau sur leur petites tenues sous l’averse. La sécurité a eu la bonne idée de ne pas les jeter du même côté de la rue pour éviter une désastreuse bagarre. Des gestes lointains s’échangent avec quelques garçons de la fête, à la sortie plus diplomatique. Pas besoin de rameuter tous les copains pour ramasser le petit prince. Subtile manœuvre du fils de l’Albanais, encore. Sa main se tend pour aider son ami à se lever. Ils vacillent en riant et se rattrapent à une barrière. Unique étreinte appréciable de la soirée. La nuit midipolienne et ses drones en étoiles filantes tanguent méchamment.
— Ça me donne faim ces conneries…
Giovanni acquiesce. L’odeur de sauce aux herbes et de graillon du Takeway en bout de plateforme promet un encas copieux en attendant la cavalerie. Un tacos chacun avec un plateau de fritures au centre apaisent ses dernières velléités vindicatives. L’N-GE ne le remarque que maintenant ; Skënder a ramassé un mauvais coup sur la pommette, mais n’en dira rien. Une marque au menton, et un œil aux vaisseaux éclatés entament son portrait. Sous la chemise, il devine le pire. Impression d’encaisser un uppercut au foie. Le respect, on ne peut pas l’exiger. Ça il le sait. L’acheter au prix du sang, n’aurait pas été pas un bon investissement.
L’appel du gérant du (W)Hore Al’ain n’a pas trainé. Giovanni se maudit. Lui qui a âprement négocié avec Mamma pour se défaire du Diable à ses basques dans chacun de ses déplacements, surtout en territoire stidda. Avec la paix relative négociée, il espérait obtenir un semblant d’intimité.
Déjà, l’ombre indigo se profile, apostrophe :
— Action de merde, réaction de merde, hum ?
— Un truc comme ça, fait Skënder en léchant ses doigts trempé de sauce guindilla azul.
— Ouais… (Sa main balaye des justifications inutiles) Non, j’veux pas savoir ! Finissez-moi-ça vite. J’ai pas qu’ça à foutre.
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