Tout passe.
ANGES CORROMPUS
ROZALYN - Nous (2)
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[Midipolia, été 2237]
Ta force est née du désespoir. Frankenstein t’a offert une seconde vie, pour le prix de toutes celles que le Diable t’ordonne de prendre. Tu as scellé le pacte en ton âme et conscience.
Midipolia lui est si froide malgré les températures estivales. La brume vaporisée dans les ruelles forme un brouillard qui glace sa peau, jusque dans les halls bondés où s’entassent les badauds venus cueillir la climatisation qu’ils ne peuvent pas se payer faute de crédit énergétique. Une moiteur de promiscuité et de cortisol se condensent sur ses nerfs. Rozalyn traverse les écrans humides, les agrégats humains collés aux boutiques, esquive les racoleurs. Ses lunettes visières fixées à ses tempes filtrent les holopubs, les flashs infos et les promotions en pop-ups. Le plan de la ruelle s’étire en 3D dans son champ de vision droit.
Dans la cohue du centre commercial des Néréides, Ermes, le protégé de Baleine, a repéré la cible. Posté sur une passerelle en surplomb, il lui partage une vue d’en haut via son masque. Rozalyn a l’impression de jouer en troisième personne avec son propre corps. Son personnage se faufile avec la lenteur nécessaire pour les lécher les vitrines en quête d’une robe qui la mettrait en valeur pour le prochain anniversaire de Don Caponi – non, pas bleue. Vert pomme peut-être ? Trop étriquée au niveau des épaules. Ah ! Elle réajuste la lanière de son sac à main, inspire profondément. Toute son attention se tend sur l’homme au débardeur rayé qu’elle perçoit sous deux angles différents.
La veille encore, nous mangions à la même table. Mais certains affiliés ne reconnaissent pas en Maddalena la digne successeuse de Don Elmo. Ou, du moins, y voient-ils l’opportunité de faire fi des arrangements passé pour négocier directement avec les Russes sans rendre de compte aux Fasci ; comprendre sans payer de compensation à la caisse commune.
Elle perd la projection de l’homme pour un centrage sur sa chute de rein. Narciso, diable en embuscade à l’autre bout de l’allée, signale :
— Arrête de lui mater le cul, c’est l’autre que tu dois fixer.
Commentaire ravalé dans l’oreillette. Vertige de mise au point dans l’œil gauche. Débardeur rayé en mire.
Le traître choisit de s’attarder devant un magasin de sneakers. L’occasion est superbe, la tentation d’agir brûlante. Il opère un regard en arrière, antique réflexe. Rozalyn contrôle son allure, sans s’arrêter, jette son dévolu sur le mannequin d’un ARAZ. La poursuite au ralenti se languit encore.
Angle mort d’une caméra signalé ; confirmation du hacker.
Les griffes jaillissent au bout de ses doigts. Elle se fond dans le tempo du lèche-vitrine, s’immerge dans le souffle de sa cible, les parfums qui émanent d’une boutique de beauté. Délicieuse sensation de puissance. Étrange chimie d’un corps qui a oublié la peur.
La nuque s’offre au métal nanostriolé de toxine. Échos d’appels, annonces, conversations éparses en plusieurs langues – la marée humaine vaque et reflue. Les lamelles découpent la chair comme un rien. Et la rousse se coule, sans se presser, hors de la zone. Le sang sur le bout de ses doigts entache le foulard attaché à ses cheveux.
La cible s’effondre au sol dans l’indifférence générale. Rozalyn suit le courant. Un type a dégainé son minidrone pour une flash vidéo. Un cri. La victime aux muscles paralysés coagule la foule en un halo de curieux.
Narciso la réceptionne près de la porte numéro douze de l’étage quinze. Elle laisse l’ancien militaire à l’éternel veste bleu de Chine embrasser son front comme le père qu’elle n’a jamais eu.
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[Midipolia, été 2237]
Tu pourrais faire la guerre au monde entier. Cette rage… c’est la seule chose qui reste de l’ancienne version de toi-même. Tu la couves. Un jour, tu en auras besoin.
Le nouvel état-major des Bianchi n’a plus rien à voir avec l’ancien QG du centre-ville historique de Catane. Le mobilier de bois ancien avec la collection de livres papier de Don Elmo ont été remplacé par une savante composition de meubles épurés, de tapis molletonneux et de coussins en pagaille. En bordure de la cité ilot, ce nid douillet se juche au sommet d’une tourelle dont Maddalena est entièrement propriétaire. Rozalyn prend le temps d’apprécier la vue du toit-terrasse, savourant ce front de mer imprenable et les débarcadères du port, manne financière du clan, avant de rentrer faire son rapport de mission.
Mutique depuis leur arrivé à Midipolia, Giovanni est plongé dans ses dessins animés en langue étrangère. Il n’accepte d’avaler quoi que ce soit qu’après de fastidieuses mais patientes et douces négociations avec sa mère.
Il règne dans l’immense étendue, bordée de confortables canapés, la quiétude d’un pouvoir profond, une douceur bleutée et un silence feutrée à l’image de la maitresse des lieux : Donna Maddalena, que le deuil habille en armure. Dans la cuisine familiale, aussi large que l’appartement entier que Rozalyn partage avec son père adoptif, les hommes du premier cercle boivent le café.
Skënder, de deux ans l’ainé de Giovanni, rode encore dans les pattes de l’Albanais, son géniteur. Le gamin et ami du jeune héritier a fermement décidé de tirer profit de ces rassemblements pour se faire voir, délaissant son assiette devant la télévision. Son opiniâtreté semble attendrir les cadres du clan, sauf Narciso, dont la cuillère tourne frénétiquement dans sa tasse.
Un futur soldat pour les Bianchi, pense-t-elle. Un lieutenant du petit prince. Comme moi.
— Pourquoi cinq ?
L’Albanais lui montre sa main droite, tatouée des cinq points de la Stidda entre le pouce et l’index. Il ferme alors le poing puis fait un V avec ses doigts – le geste signature de Volpino.
— Parce que.
Ce sera la seule réponse à ce qu’il advient, l’unique issue d’une fuite qui n’en porte pas le nom. Le déménagement précipité de Catane vers cette île étrange, artificielle, qu’est Midipolia – le centre névralgique de leurs opérations. Au cœur de la Tempête, comme ils disent. La Tempête, ou plutôt Don Caponi. Des cinq Don qui forment le Conseil des Fasci, Caponi est, et de loin, le plus puissant, à présent. Et de fait, le protecteur attitré de leur grande famille recomposée.
Le vide laissé par Don Elmo est une hémorragie inarrêtable. Exsangue, leur structure pourtant solide flanche sous les bagarres intestines et une concurrence qui n’attendait que ça pour se jeter sur une proie blessée.
Rozalyn assiste, impuissante, à cette intimité toute relative d’un clan qui se débat pour ne pas se noyer dans son propre sang. L’exécution du matin lui laisse une étrange sensation d’inachevé.
Le gamin grappille encore. D’un geste de son paternel, Skënder se froisse puis s’en va, ostensiblement satisfait d’avoir obtenu la permission de jouer à Zero Saints dans le salon attenant. Elle ne doute pas une seule seconde que ses oreilles traîneront. Profite tant que tu ne fais que jouer à la guerre des gangs.
Les murmures aiguisent une paranoïa grandissante dans l’attente de la cheffe de maison. Baleine, en chasse dans le placard pour des biscuits, finit par s’échouer sur un tabouret d’où débordent les plis de sa graisse. À sa droite, le vieux Zulfiqar, plus de trente ans à conduire Don Elmo, accuse son kilométrage avec lassitude. Il lâche :
— Cargaison de fer, dans trois jours.
— Du cananéen ?
Le protégé de Baleine semble fébrile.
— Déstockage des cousins.
L’Albanais siffle d’admiration, les quatre autres hommes hochent la tête. Une lueur dangereuse vrille la pupille du jeune homme.
— Faut refaire du café, lance-t-on.
En face, Ermes la vise avec insistance. Rozalyn, seule femme du conciliabule, ne lève pas un sourcil, trop bien rôdée à ce petit jeu puéril avec le fraîchement promu. Sentant le flottement, le gros, pourtant si fin diplomate, intime à son parrainé de s’exécuter d’un simple regard. Celui se lève de mauvaise grâce. Rozalyn lui tend sa tasse, le fixe méchamment alors que ses yeux s’attardent sur les tétons apparents sous son t-shirt.
Ça t’as pas suffi, que Narciso te pende au balcon le mois dernier, hein ? Je pourrais te tuer avec mon petit doigt.
Le percolateur ne ronronne pas encore que l’Albanais attaque :
— Et donc, comment qu’on fait ? Parce que…
— On attend, le coupe Narciso. C’est ce que Maddalena a dit.
— Z’ont pas encore voté, appuie Baleine.
— C’est pas eux qui décident, c’est nous ! Don Elmo, ça fait trente ans qu’y nous en parle. C’est signé, tout pareil.
Le vieux Zulfiqar lève les mains en guise d’apaisement. Vaine tentative, l’Albanais s’agite de plus belle.
— Va pas me chier sur la tête longtemps, ces enculés !
Narciso préfère siroter son café à la française plutôt que descendre un second noir serré. Les nuits sont courtes et les aubes écarlates, avec les Russes qui lorgnent sur les quais, leur précieuse chasse gardée. Rozalyn, elle, n’ose jamais s’exprimer dans cette assemblée d’hommes.
— Recommence pas, l’Albanais ! C’est pas le sujet, s’agace le Diable.
— Si, c’est le sujet. Qui a le port pour lui fait la loi. Et le port, c’était Volpino et Maddalena. On bossait bien, avec lui, bordel ! Paix à son âme. Mais là, je peux plus. Maintenant qu’il est plus là, l’autre Épingle y vient et voilà qu’y se prend pour Corleoneosi. Et vas-y pour combien y’en a, et mets-moi ça de côté… Et tu veux pas niquer ma femme, aussi, non ? Eh, oh ! J’suis pas un Caponi, moi ! Don-Don sonne-sonne mes couilles, et chacun chez soi. Merda !
— Les Arculeo ne nous rejoindront pas, assène Zulfiqar. Quand bien même Volpino était maqué avec Maddalena. Ça marche pas comme ça.
Rozalyn se fond dans le silence des évidences jamais formulées. Il lui a fallu un moment pour saisir toute la profondeur du jeu relationnel qui orchestre les rapports entre les cinq principaux clans des Fasci et les familles satellites les composant. Car la structure même de ce que l’on nomme Stidda est à l’image des cinq points que portent ses membres : une constellation d’étoiles comme autant de groupes autonomes. Et les astres dans ce ciel obscur ne sont liés que par les tracés artificiels d’hommes sur un champ bien trop vaste, qui fluctuent selon les intérêts.
— Ah, et pourquoi ?
Ermes, vingt ans et encore une occasion manquée. Baleine avale de travers ; trop tard pour rattraper la conversation.
— Les gars de Volpino signeront chez les Caponi, explique Zulfiqar. Cadeau diplomatique.
— Ils pourraient nous choisir, nous les Bianchi.
Après tout, l’union entre Volpino et Maddalena avait scellé la paix entre leurs familles, même si les Arculeo n’avaient jamais siégé au Conseil, partagés à l’amiable entre les Bianchi et les Caponi.
Narciso finit sa tasse, se sent d’humeur pédagogue :
— Maddalena ne siège pas encore au Conseil, y peuvent pas. T’imagine pas le bordel que ça foutrait s’ils font ça. Les Santini et les Carmine, y disent jamais rien, mais ils attendent que ça pour nous baiser.
— C’est complètement con de faire dans ce sens-là. Autant élire Maddalena puis les rapatrier au giron.
— Tu fais exprès de pas comprendre, hein ? s’agace le Diable. Ça fait des années que les Arculeo bossent pour nous, depuis qu’on a planté leur chef, hum. Même s’ils sont sous la protection de Caponi. Nous aussi, d’une certaine manière maintenant… (il triture sa cuillère) C’est eux qui tiennent le port, de fait. Sauf que les Santini et les Carmine, ben… ils ont avancé le vote. Sont pas cons, ces enfoirés. Ils savent que ça tangue, chez nous. C’est l’occasion de repartager la gamelle. Puis, faut donner un truc à Caponi. Pour la bonne entente, tu piges ?
Après tout, l’occasion pour les deux clans les plus discrets est superbe. Saper gentiment l’amicale concurrence d’un côté, lécher la paume d’un puissant de l’autre. Un refus du calendrier leur aurait mis à dos tous les clans.
— Notre allié, faut le dire vite… maugrée l’Albanais. Ça arrange bien Don-don, ce bordel.
Un Caponi les entendrait évoquer le sobriquet non officiel de la Tempête, il y aurait esclandre.
— Si les gars à Volpino font sans l’aval des Fasci, c’est nous qu’on saute, reprend Baleine après une quinte de toux. Et ça, personne n’en veut. Don Caponi aime bien Maddalena. Il veut pas faire la guerre. Et toi non plus, tu veux pas que ça dure... Ça nous nique le chiffre d’affaires.
Maddalena se glisse comme une ombre blanche derrière l’Albanais. Rozalyn, malgré le rigoureux entrainement de Narciso, ne l’a pas vue venir. L’N-GE appose un index sur ses lèvres. Le Diable se gratte son crâne lisse, taquine :
— Qu’est-ce qu’on fait, Madda ?
L’Albanais bondit.
— Donna ! Je…
— On attend que la Tempête passe. Je sais que ça t’agace, mais un peu de patience. Chaque chose meurt. Tout passe et rien ne dure.
Les hommes d’honneur savent cela. Ainsi vivent-ils férocement, et ainsi meurent-ils. Après un bref flottement d’approbation, elle demande, l’air de rien :
— Dis-moi, tu crois que le petit resterait dormir ?
Skënder est bien le seul à parvenir à arracher le petit prince de ses écrans.
— Ça, Donna, c’est pas moi qui décide mais la matrone.
Maddalena affiche son plus large demi-sourire entendu.
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