Sous les glaives et les balances, les borgnes et les robes maculées
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
JABEZ
Corruption (1)
Et pourtant Ils tombent,
Sous les glaives et les balances, les borgnes et les robes maculées,
Ces grands livres bouffés d’auréoles, faisceaux des licteurs,
– Si Eux ne se taisent, les enfers tempêtent ! –
Rémanents d’une exégèse si peu orthodoxe,
Eux et toutes leurs lames broyées.
Louanges aux Corps Rompus (2), par V2Rln XxiI
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[Midipolia, 2244]
T’as vendu ton âme en soldes, ce n’est pas si déplaisant que ça en a l’air.
Le ciel pisse des tessons coupants, des flocons kaléidoscopiques de tempête et des drones Vigilant en panique entre les façades miroir. Météo asynchrone – passerelles découvertes temporairement fermées, merci de préférer les transports par tube, soyez vigilants, sortez couverts, blablabla... Les conneries standardisées, une fin du monde parfaitement calibrée.
Des alarmes résonnent jusqu’au pied de la tour mastodonte de la Centrale. Sur le parvis, cinq couronnes blanches sont tressées à même les garde-corps, les pétales froissés par les vents, tourbillonnants sur les marches en pierre de lave maculées d’écarlate, ascension vers une porte – non, une falaise d’acier et de verre strié de nervure d’algues bioluminescentes. S’y étale cette odeur enivrante, légèrement sucrée, presque brûlante dans le fond de la gorge; parmi le gravillon de l’air devenu électrostatique.
— Qu’est-ce que…
Aboubakar bée.
Il est arrivé exactement ce que je souhaite t’épargner.
Des fleurs de pavots, G2NOS Laboratory gravé au laser sur les corolles blanches, narguent l’œil et l’uniforme ; cette masse indifférenciée de bras ballants et de raclements de semelles sur les dalles noircies par la pluie bue et, peut-être, quelques larmes amères. Jabez s’est figé dans l’aube, casquette verrouillée sur le crâne, visière polarisée déployée contre les embruns. Sa silhouette se découpe sous l’ombre de la plus haute tour de la plus haute plateforme de Midipolia – et la mer gronde d’indifférence.
Des brassards de l’Anti-Drogue s’acharnent à arracher les couronnes filetées aux rambardes avec véhémence ; parmi la masse agité, un phare immobile, la vedette de la Brigade, bras croisés, la mine grave. L’adjoint Aboubakar a écarquillé les yeux, estomaqué de voir son héros en chair et en os.
Le lieutenant Jabez est un peu déçu, quoique sincèrement impressionné par ce calme grognassant de rage. Le commissaire Sylvester Attila n’est pas grand, pas plus que ses épaules ne sont larges, mais sa stature impose un respect craintif. Les palmes sur son col brillent timidement en dessous d’un visage austère, quoique rond. Les éclats glauques des aquariums des façades se reflètent en striures argentées sur sa peau sombre. Les tresses giflent ses joues. Il ne porte pas la longue cape imperméable de rigueur, pas plus que ses hommes, ombres massives, haineuses et vindicatives dont les mains tremblantes s’empourprent lorsque les pétales fondent entre leurs doigts en une mélasse rouge qui dévale les degrés en cascade.
Le commissaire s’est retourné vers eux, comme harponné par cette attention de plus d’une demi-seconde posée sur lui. Échange de regards muets, de résignations, de condoléances, aussi. Jabez compte les couronnes : cinq comme autant de divinités malfaisantes qui dégueulent leurs poisons vers les plateformes inférieures.
— Restons pas plantés-là. Viens Abou… C’est pas un putain de spectacle.
Le hochement de tête du gradé achève une discussion sans parole.
Les ragots cavalent vite, si vite que le grand hall et son comptoir noir veiné d’or s’étourdissent de mots à peine retenus entre deux cafés que prennent les permanences. À cette heure, les nuitards se trainent encore, se mêlent aux lève-tôts ; les techniciens ensommeillés ont été tirés du lit par quelques méchantes bagarres de bars et étranglements intempestifs ; on s’acharne auprès des administratifs peinards, pour accélérer les signatures de perquisitions de dernières minutes. En théorie, la maison mère tourne H24 mais les matins se languissent, les jours de medicane.
Alors Jabez tend l’oreille malgré lui. Les secrets n’en sont plus, en franchissant ce seuil. C’est entre ces murs qu’on avoue, qu’on pose genou à terre pour demander en mariage un collègue, ces étranges mais romantiques alliances que l’on fait parfois entre agents de terrain et de bureaux ; ici, entre les piliers et les écrans de statistiques et les cartes projetées de la cité monstre, que l’on prie et se lamente à cette âme plombée la nuit précédente dans un échange de feu au quartier de la Mèche. Cette cathédrale s’emplit d’une hypocrite rancœur pour un excès de zèle en « zone grise ». Non, ils n’auraient pas dû faire une descente. Ils n’avaient pas l’aval de la Maison-Mère. Pas assez nombreux. Oui, mais on est jamais assez nombreux contre eux ; ces enfants-soldats biberonnés à la mythologie mafieuse d’une ville aveugle et sourde où l’ascension sociale est une vaste fumisterie.
Non, on est pas assez nombreux parce que nous sommes tous complices d’un système qu’on entretient et qui peut nous broyer sans même le faire exprès.
Cœur chamade et bagarre d’égo ; sauf qu’ils ne sont pas venus pour ça. Jabez relègue le tragique au fond de sa boite crânienne, régurgite la bile de cette l’odieuse mécanique dont il n’est qu’un rouage, et s’élance vers un ascenseur afin de rejoindre l’étage des scellés. Aboubakar le suit, flottant d’indécision. Service est à rendre, contre ce qu’il vient d’obtenir de Sabel – ensuite, il ira voir si le prix à payer valait sa peine.
La plongeuse, le lieutenant l’a sortie d’une marée noire quand il était encore à gérer les conneries des parents indignes lors de sa première affectation. À cette époque où elle ne s’appelait pas encore Sabel, et où il zippait son col jusqu’en haut comme Aboubakar, Jabez n’avait pas encore compris comment, avec les moyens modernes et la difficulté à concevoir, on assume pas sa gosse. Ses odieux acquéreurs l’avaient faite faire dans un clando-lab, option data-analyste synthétique mais version low-cost, et voyant que la gamine n’était pas réceptive aux ambitions parentales (elle refusait le crypto-minage et les dézingages de firewalls), l’avaient fourguée, sans remords, aux services sociaux.
Sabel s’est dépatouillée, peut-être un peu trop bien pour son propre bien. De quoi vit cette gamine boulotte depuis son émancipation ? De services ; la rhétorique lui prête un sourire. Jabez a gardé contact. En contrepartie de quelques rencards, il élague des preuves matérielles à la commande – non sans jamais s’étonner de son accès aux fichiers de la Centrale.
Jabez court-circuite la porte du service par une carte d’accès que lui a transmise le matin même une sublime mais non moins étrange félinoïde, ce qui les dispense de se justifier aux bureaux d’enregistrements. Son adjoint sur les talons, ils se faufilent parmi les étagères métalliques luisantes et les boites de carton débordantes en suivant scrupuleusement la signalétique. En moins de cinq minutes, la cible lui tombe dans les gants.
— T’as pas besoin de moi pour ça, lieute.
Jabez ravale sa mesquinerie, préfère taper dans le coin tout en farfouillant la caissette.
— Commence pas, Abou. On était d’accord. Puis, c’est ta première visite aux Scellés ?
— Change pas de sujet…
En attendant tu es là, et sans pistolet sur la tempe. Le métier rentre. Aboubakar, jeune et ductile, prend le pli lentement mais sûrement – pactum subjectionis.
Là, crisse sous la pulpe de ses doigts le petit sachet contenant les fragments écrabouillés d’une ogive aplatie. Enfin, ça, Jabez le devine.
L’info du jour lui coutera la disparition d’une pièce à conviction pour le récent meurtre d’un affilié de la Krovavaya Bratva, jeté à la flotte après s’être fait vaporiser le crâne par un elma. Jabez accepte le deal, même s’il sait que ce genre d’arme mili est suffisamment rare pour valoir signature. Ça fait toujours un salopard de moins. D’autant que le dossier est froid ; la politique, tout ça tout ça.
Aussitôt rentrés, ils sont ressortis. Les administratifs n’interrompent même pas leurs éloges funèbres à leur passage. Sur le parvis, les pavots ne sont plus là, ne restent que les vomissures d’un sang synthétique que la pluie ne lave pas. L’humour de la Stidda est décidément de mauvais goût, ou trop fin pour qu’il sache l’apprécier. Jabez relève le col de sa veste estampillée Sureté, glaive et bouclier dans son dos comme une armure, puis bondit dans l’aéro, suivi de son acolyte fâché. Il envoie une photo de sa prise avec l’étiquette bien en vue sur un canal crypté avant de la range dans son revers de veste. Au chaud dans le véhicule chamboulé par des rafales, même à quai, Jabez n’attend pas trois minutes que l’adresse tombe.
Maintenant, il sait où trouver son pilote !
Aboubakar jette un œil vitreux vers les marches ensanglantés, marmonne :
— J’ai pas signé pour ça, putain…
— Dis-toi que comme ça, on se fait ce pilote vite et bien. Ça va te faire marquer des points. Et une fois que t’aura pris du galon, tu pourras partir à la pêche au gros.
— Mouais.
Pas convaincu pour deux paillettes, l’adjoint se mure dans un silence contestataire jusqu’à destination.
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