pour que j'emporte avec moi
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
VYACHESLAV
Chasse (2)
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[Warszawa – fin d’un conte de fée]
Avant, il y avait "nous".
La Grey Fasty R18 rutile sous la nuit xénon. Les façades multicolores du quartier historique s’y reflète par-dessous. Neko Kawaii babille et chantonne de vieux génériques ; et ça les fait rire. Les amphétamines donnent à Huojin un éclat étrange, sauvage. Son regard se plisse, capture toutes les étoiles disponibles. Vyacheslav s’y noie avec allégresse. Ivres d’un minuit éternel, leur vie brille en kaléidoscope étourdissant. Il voudrait que cette fête dure pour toujours. Un quart de siècle, putain ! Et tant qu’ils ont du babki, ça ne s’arrête jamais.
Warszawa est une cité au centre d’un monde qui tourne à leur rythme. Jour et nuit s’y amalgament entre les patchs de stéroïdes et les gouttes de béta-khaty ; les chandelles brûlent des saveurs d’épices jusqu’aux aubes écarlates. Leurs réveils post-méridiens ont le goût du thé à la bergamote et du miel, des rulet s makom et des yum-yum saupoudrées de protéines. Dans leurs draps imbibés de sucs délicieux, les implants de plongée de Huojin tracent des constellations de connectiques entre les muscles saillants de son dos. Mine de rien, l’interfaçage demande du physique pour encaisser les charges en profondeur et il aime chacune des fibres d’OptiMuscles qui frémissent sous ses baisers. Vyacheslav retrace les relief en dentelure en partance de l’occiput, tout du long de la colonne vertébrale, autant d’ailerons d’une créature abyssale. Le Loup se rêve marin, chevaucheur de dragon, sinon grand prince quand il lui fait l’amour.
Huojin fait partie de cette fameuse liste des cent premiers noms de hackers « noirs » ; un prestige flamboyant dans l’obscurité de sa caste qui attise les insectes et les autorité de leurs pays respectifs. L’Unité Européenne est pour eux une terre promise d’indifférence et d’abandon salvateur.
La dernière course leur a rapporté un paquet, sans compter les bonus sur les paris détournés – dans le bassin, avec l’IA de Neko Kawaii en copilotage, le prédateur fond, increvable incendiaire qui ne sèment derrière elle que des scories. Vyacheslav assure la logistique directe ; les approches, les négociations avec les pointures, sert d’intermédiaire balèze pour les entrevues et les réceptions de matériels, fait valoir son curriculum incrusté dans sa peau comme garantie. Le deal d’infos rapporte d’autant plus quand on anticipe les delta des cotes des matières premières. La chimie et le passage d’armes arrondie les fins de mois avec largesses. C’est un bizness encore dans l’œuf qui grossis très, trop, vite.
À Moskva, il se débrouille toujours pour envoyer des virements réguliers ; Vaska et Liouba ne manquent de rien. Quant à la question d’une visite, sinon d’un retour, il se débine. Aussi, il paye une part généreuse à la caisse commune en bon euros bien clinquants et tout va bien.
Pas besoin de faire semblant ici, encore moins d’avoir peur qu’on te découvre au saut du lit avec la mauvaise personne. L’influence de sa bratva est trop loin, bien que la méfiance se soit infusée dans chacune de ses fibres, même les synthétiques. Tu n’es plus ce gamin chétif qui tenait le volant en attendant que les autres fassent le boulot. Tu gères ta propre affaire avec la bénédiction fraternelle, et parfois tu rends simplement services. Tout va bien.
Jusqu’aux paillettes de trop.
Ça raisonne dans sa boite crânienne qui frappe le rideau métallique, la veille du départ pour Midipolia. Son propre sang a un goût de sucre glace dans sa bouche pâteuse. Peut-être que s’il n’était pas aussi défoncé, Vyacheslav aurait pu dignement donner le change, opposer une résistance honorable dans ce hangar où sommeille l’aéro fauve – en fait, non.
Il ne bronche pas au cran de sûreté qui saute près de son oreille. C’est une situation déjà vécue, une habitude qu’on oublie jamais. Montre ta peur, et tu deviens la proie.
— Ton boïfriend nous a pris quelque chose de très important, siffle Yevgeniy.
Les années sur les plages françaises ont bleui la bête à son cou ; son pelage se ferait presque doux sur ce torse aux clavicules saillantes.
Les matraques et les poings américains se déchainent sur le corps aimé, recroquevillé sous les lampes criardes du garage toutes allumées d’un coup. Le Siniy Volk verrouille sa mâchoire, ne lève pas un sourcil de surprise feinte. Ça serait les prendre pour les abrutis qu’ils ne sont pas. Yevgeniy ne se dérange pas avec tous ses gars pour une vulgaire histoire de pourcentage mal calculé, ni pour des bites enfournées dans les mauvais trous.
Aujourd’hui encore, la meute dont Vyacheslav porte les crocs le terrifie. Il jette à peine un œil vers l’origine des cris, le raclement des barres de fer, leurs trajectoires miroitantes qui s’abattent en cadence. Il a juste envie de recracher toute la bile qu’il contient à chaque coup, chaque plainte qui résonne entre les caisses et les outils qu’on renverse dans une fuite désespérée à quatre pattes.
L’équipe de ses jeunes années à Moskva est au complet ; onze oskaly en chasse au traitre, leurs bras veineux enflés de neuro-toniques jusqu’au babines retroussées. Vyacheslav connait chacun d’entre eux. Il sent l’odeur du métal rougir dans la flamme d’un chalumeau près de l’établi. Il espère qu’ils le frapperont assez fort, son tour venu, pour saturer sa douleur lorsqu’ils brûleront les médailles dans son dos. C’est un déni délicieux, une perspective presque humaniste ; il ne doute pas un seul instant que ses frères prendront bien soin à ne pas trop abimer sa tête pour ne rien gâcher de l’expérience.
Au lieu de ça, Yevgeniy tire la bâche sur la Fasty R18, ouvre du côté conducteur, puis l’invite à prendre place. Avec un sens de la soumission innée, Vyacheslav obtempère, place ses mains bien en évidence sur les palettes de commandes. Installé dans le siège baquet, il ne voit plus cette masse recroquevillée qui ne sait plus quoi protéger de ses bras. La portière en élytre claque. Les vitres scellent hermétiquement la voiture. Ça bourdonne dans ses tympans. Les gémissements sont devenus des pleurs, des bégaiements de pardon atténués par l’habitacle et son cœur qui heurte ses côtes.
C’est trop tard, voudrait-il lui murmurer dans le creux de l’oreille. C’est trop tard, n’excite pas leur haine, s’il te plaît.
La menace du canon contourne le véhicule, avant de s’avachir derrière lui et de se braquer à travers l’appui-tête. Pas nécessaire, mais les mots restent captifs de ses dents serrées. En acceptant les étoiles à ses épaules – qu’il était fier ce jour-là ! – il a renié toute autre justice que celle-ci.
Qu’as-tu fait ? Ses tibias pliés ne le soutiennent plus. Les yeux pleins de larmes de Huojin ne mentent pas quand on le soulève pour le trainer jusqu’à l’aéro ; noirs et brillants, des étincelles y fulgurent sous un rideau de sang. Un aveu pur comme un ciel de Sibérie. J’ai été aveugle de te faire confiance, mais pas autant que toi.
Tout est flou, et pourtant si clair et net dans l’aveuglement d’antiques néons. Le parebrise s’embue de leurs souffles chauds. Yevgeniy baille un peu fort, derrière. Il se racle la gorge puis entame :
— Ce qui est à toi est à nous.
Vyacheslav entend – encore, encore, encore… – sa propre voix trembloter malgré le ton égal qu’il souhaite y insuffler :
— Bien sûr.
Ils l’ont brisé à coup de barre de fer avant de l’épingler sur son capot. Ça fait un bruit de tôle qui claque au vent, un chuintement rauque ; des rires de hyènes affamées qui se passent un sachet de pilules bleues. Avec une lenteur toute fébrile et impatiente, les poignards ouvrent en deux pans la chemise, révèlent les petites crénelures sur ce dos où les ecchymoses s’étalent avec langueur – tranchent la ceinture. Ils le défroquent tout d’un bloc, ne parviennent pas à se dépêtrer de ses jambes brisées aux angles surnuméraires. Huojin ne se débat pas. Les canifs jouent alors avec une maladresse obscène pour l’en extraire entièrement.
Et Vyacheslav serrent simplement ses doigts sur les palettes. Respirer serait imprimer une réalité à la texture trop douloureuse. Se diffuse la peur, affreuse et si terriblement égoïste, que son souffle rappellerait son existence.
— Ce que tu nous fais faire, sans déconner, Slava…
Ilya et son éternelle odeur de bonbons à l’eucalyptus s’est comme instantanément téléporté à son côté. Il débobine un câble d’interfaçage humain-humain, hésite entre deux adaptateurs. Ses sclères sont grisâtres et mouchetées de sang par trop de plonge en asynchro.
— ‘Fait un bail, ça ouais.
— Trop classe, ta bagnole !
Les voix s’entremêlent en un rire dément qui sent le plastique fondu.
Ilya cherche à tâtons le slot à sa nuque rasée à blanc pour s’y brancher, puis passe le filin par la fenêtre ouverte. On le raccorde à Huojin. Ses pupilles se troublent d’excitation au moment de la connexion.
— Qui commence ? Hein, qui ? raille Yevgeniy en quittant l’arrière de la Fasty.
Tout appartient à la meute. Vyacheslav est un louveteau obéissant et terrorisé qui sait quand il doit montrer son ventre. Il articule la seule réponse possible. Ne pas choisir, c’est ne sauver personne.
C’est une hiérarchie étrange, le viol en réunion. Yevgeniy darde le premier, se pourlèche des premiers gémissements étranglés, et gicle trop vite – de son propre aveu. Ils l’enculent tour à tour, hilares et copieux d’injures, hypocrites à la pupille terrifiée, parfois à renforts d’une seconde pilule ou d’un encouragement qui sonne comme un avertissement, une jouissance de circonstance. Ilya passe, les yeux mi-clos et la bave aux commissures, participe à une fête autrement plus intime.
Tu étais si impatient en attendant ton tour, tu te souviens ?
Vyacheslav se dégoute. Les murmures deviennent sanglots coupés d’air, souffrance humiliée indicible. Interminables instants qui égrènent les minutes en poignés d’images fixes. Il se déconnecte de ces hoquets qui soulèvent son propre estomac, de ce regard éteint qui s’est fiché en lui comme une épine ; pourtant incapable de détourner le regard.
— Désinfectez-moi ça.
La chalumeau illumine comme un phare une nuit pailletée d’or pâle dans sa vision périphérique. L’aura du métal à blanc floute l’air autour d’un tube qu’on tient au bout d’une pince. Huojin hurle lorsqu’on l’insère dans son anus. Nonononononon ! Son corps est pris d’un soubresaut violent. Une odeur lard frémissante envahit le garage. Une fois, puis deux, puis… En saccades maladroites, en tremblements épuisés, en silence feutré d’écœurement dans l’assemblée. Sa voix se brise, ses yeux se révulsent puis sa tête s’effondre mollement sur le capot. L’un sort sous les rires gras mais nerveux des autres, pour vomir.
Vyacheslav voudrait implorer. Se ravise aussitôt.
Lorsqu’il cligne enfin, l’air est devenu sableux, brûlant. Il mâchouille l’impression d’avoir du verre fondu dans la bouche. Yevgeniy s'offre un second service, le savoure avec une délicatesse démente.
— J’ai toujours aimé les hot-dogs.
Et le rodéo se poursuit.
Les araignées sur le crâne nu d’Ilya ont des pattes chromés. Vyacheslav jurerait les voir tricoter une toile, l’instant d’après il se demande pourquoi il s’accroche à ce détail si insignifiant. L’enflure s’est jouie dessus dans sa transe mais se lève comme un rien, interpelle en enroulant son câble :
— C’est bon, j’ai ce qu’il faut.
— Kolya nous a dit de pas te toucher, reprend Yevgeniy en remontant son zip. Tsarévitch ou fils de pute ? On saura jamais Vyacheslav Lyubovitch, qu’il ricane. On saura jamais… Mais je ne suis pas un chien ! Je te pose ça là, si tu veux finir proprement.
Il défait le chargeur puis lui jette le flingue à travers la fenêtre ; une seule balle en chambre.
— Ah ! Et, j’oublie presque ; à Midipolia, quand tu y seras, transmet la politesse à Yura et à son père ! Ça fait dix ans qu’ils nous promettent la zhar-ptitsa.
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