ces matrices de verre, néon noirs, stériles plastiques
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
JABEZ
Héros (3)
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[Midipolia, 2244]
Un grand pouvoir, de grandes emmerdes.
Ils ramènent la frankée par la peau squameuse de son cou jusque dans la cellule de dégrisement pour éviter de saloper le bureau. Délestée de son poncho crasseux, d’une sacoche avec deux fioles de béta-khaty, la créature aux mamelles flétries n’a que ses écailles sur les os, sinon un bas de pyjama d’hosto. On lui sort un t-shirt trop large qui traine dans les vestiaires. La gosse s’y mouche joyeusement. Des marques brunâtres, sous des ecchymoses anciennes, étoilent dans le plis de ses coudes, ses aisselles, ses cuisses, derrière ses genoux, suivent le circuit veineux jusqu’entre ses doigts de pieds aux cors enflés ; les stigmates de la rouille.
Jabez passe l’oxydée à la radio par principe. Aucun n’implant l’illumine l’écran de l’appareil. Pas assez de thune pour se payer sa dose, encore moins pour des médocs antirejet, et certainement pas pour une chirurgie. Une identification ADN en flash sort un dossier d’une banalité navrante : mineure esseulée, vol à la tire dans quelques supérettes, casse d’automate-pharma, vente de stups… Ce CV de misère émeut Aboubakar.
— J’appelle le médecin.
— Non.
— Nous devons assistance.
— Oui, mais non.
Regard noir sur noir. Jabez se pince l’arête du nez, jette un œil à l’autre bout de ce couloir qui sent la pisse. Pas de technicien, pas de stagiaire collé à la console qui pourrait les entendre.
— Tu ne comprends pas, si quelqu’un s’en occupe avant nous, elle va…
— Elle va quoi ? s’étrange-t-il.
— Disparaître.
Aboubakar se fige, pris dans une glace mystique instantanée. Il tourne les talons, casque sous le bras, les épaules abattues. Vingt ans de convictions s’ébranlent en direction de l’ascenseur.
Derrière la porte métallique, la junkie commence à gémir. Jabez sait qu’il n’en tirera rien pendant la crise. Il pourrait appeler le toubib de garde, aller dans sa réserve personnelle pour la soulager avec un truc ou deux, il pourrait même remplir les formulaires pour mineur en danger, contacter l’AS, et essayer, juste essayer, de ressentir un minimum d’empathie pour un prénom qu’il a scrupuleusement pris soin de ne pas lire, mais il ne peut pas. Pas s’il veut dormir une heure ou deux avant d’attaquer la prochaine journée et le monticule de questions subsidiaires de cette prise dont il ignore encore l’utilité. Cette raclure de fond d’égout n’a strictement aucune chance d’harponner du bourge ni même de connaître personnellement l’Albanais. Alors, que foutait-elle devant le Mystic ?
La question est saillante, elle élude l’humain pour l’information brute, la mécanique en branle derrière le drame. On s’est démerdé pour lui refiler cette fille afin de l’orienter dans le bon sens. Jabez n’est pas dupe, il accepte volontiers de suivre le vent, quand bien même ce serait celui d’une Tempête offert par un feu-follet. La prime de trimestre, comme le tableau d’évaluation, se foutent de ce détail. Les stats, lieutenant. Les stats !
Il remonte à son bureau pour y roupiller quelques heures d’un mauvais sommeil, sans quitter l’armure, semelles crantées sur cette table trop propre. Elia a l’habitude, elle préfère encore qu’il dorme sur place qu’à gaspiller son maigre temps de repos dans le trajet à des heures indues où il pourrait faire une cible facile.
Aboubakar réapparaît dans l’uniforme de brigade, zip jusqu’en haut, et avec deux mugs de café fumants lorsque l’aube frappe la baie vitrée. Le bleu gère mal la frustration de son affection et la réalité du terrain, mais la nuit semble avoir porté conseil. Jabez descend chercher la gamine, avec un détour à son casier pour récupérer un joker pendant que son adjoint prépare la caméra témoin avec entrain.
— Pas besoin, tranche-t-il sur le retour.
Grimace tendue mais entendue, il remballe. Si jamais cette créature fiévreuse a réellement une connexion avec l’Albanais, cet enregistrement visionné par un officier peu éthique la condamnerait à mort. Comme on connaît ses saints, on les honore. Le lieutenant muselle néanmoins la parano d’un mouchard planqué n’importe où, sur lui ou ses affaires.
L’odeur de l’instantané de mêle à la transpiration de junkie. La frankée se tortille en pleurnicherie sur la chaise avant même les formalités standards. Ses petites griffes arrachent les croutes dans ses pliures de coudes. Son t-shirt n’est plus qu’n torchon imbibé de mucus.
La perspective de passer les prochaines quarante-huit heures au frais dilatent ses pupilles tremblantes. Pure esbrouffe, Jabez n’a rien sinon deux collyres qui ne valent pas leurs fastidieux formulaires. Il s’enfonce dans son fauteuil protéiforme neuf – presque confort avec le gilet et les épaulettes. Sa main fait bouger le pilulier dans sa poche.
— Donc, l’Albanais t’en dois une ?
Des yeux de proie acculée farfouillent son bureau, la caméra éteinte, puis le sourire encourageant d’Aboubakar sur le côté, à la cherche du bruit de grelot.
— Eh ! j’te parle.
L’oxydée mire vers un point invisible sous la table.
— Je… je-sais-pas-qui-c’est.
Jabez dégaine le flacon de plastique transparent, le fait tourner entre ses doigts. Étiquette bien en évidence : Bye-orphine, 5 milligrammes.
— Tu sais pas ? Personne ne sait qui c’est. Tout le monde sait très bien qui c’est. Alors me prend pas pour un con. Tu foutais quoi devant le Mystic ?
— Non-non-je…
Lent roulis des comprimés orodispersibles qui s’égrènent contre la paroi cylindrique.
— Tu foutais quoi ?
Les spasmes de la gamine la font taper du pied.
— S’il vous plaît !
Hoquet plein de morve. Aboubakar la rassoit d’une pression sur son épaule, se mord la langue à ses yeux rougis désespérés.
— OK, on recommence. Et figure-toi que j’ai le temps (il avise son auxiliaire). Personne n’arrive avant deux bonnes heures. Ça va être long.
Il ouvre le pilulier et en extrait un comprimé qu’il fait rouler entre ses phalanges, achève :
— Surtout pour toi.
Le café est tiède dans sa gorge. Tap tap tap. Jabez s’agace. La fatigue brouille sa mise au point. La silhouette d’Aboubakar se découpe autour du tableau projeté des objectifs bien en face de son bureau, des fois qu’il oublierait.
— Tu foutais quoi devant le Mystic ?
— Je-je… rien.
Le revers de gant lesté cogne si fort qu’elle tombe.
L’adjoint bondit, suspendu entre son devoir et l’obéissance infuse qu’il doit à son supérieur. La frankée éclate en sanglots, en boule.
— Abou, va faire un tour, tu veux ?
Le bleu hésite, plante son regard scandalisée dans celui de Jabez, puis la porte claque.
Avec une docilité tout apprise, la gamine se rassoit, lèvre fendue, triture ses mains et escamote son regard du sien. La voix du lieutenant se radoucit tandis qu’il s’enfonce dans la mousse à mémoire de forme :
— Je t’aide un peu. T’es rentrée au Mystic par la fenêtre des chiottes. T’y a fait ton petit business puis tu t’es faite jartée. T’espérais peut-être finir ta nuit, alors t’a essayé de mythonner le vigile.
— J’suis juste venu récupérer mon truc ! C’est tout !
— Quoi, ton truc ? Tu crois vraiment qu’ils allaient te rendre ta came ?
Jabez frappe la table du plat des mains. La gamine se replie sur la chaise, terrifiée de s’en ramasser une autre.
— Non-non-non (elle torche la morve et le sang de sa bouche avec sa manche). Mon aux’.
Le flacon fait la toupie sur la table. Sourire affable.
— Je l’ai vu, marmonne-t-elle.
Jabez sent le point de bascule proche.
— Écoute, c’est juste entre toi et moi. Et après ça, tu sors et je t’oublie.
Il pousse le flacon vers elle. C’est tellement facile que ça en devient lamentable. Juste assez pour qu’elle n’ait qu’à tendre son maigre bras. Ce qu’elle ne fait pas. Elle mord ses lèvres à vif, tap tap tap, les entre-ouvre finalement pour bredouiller :
— Je l’ai vu discuter avec l’Albanais… Il a promis de m’en donner un autre quand… l’accident. Ils ont pris mon auxiliaire, pour appeler des paramédics… J’étais venu avec lui, il voulait, il voulait… il aime bien ça, les… les gens comme moi. On… Il est gentil, si on est gentil avec lui. On… quand… voilà. On est arrivé ensemble.
Jabez cligne à cette histoire décousue.
— Attends, de qui tu parles ? T’es venue avec qui ?
Son visage écailleux se soulève, gercé et couvert de pellicules blanchâtres. Ses pupilles rondes, affreusement larges et brillantes, capturent l’incertitude de Jabez. Il avance légèrement le tube de substituts vers elle.
— Un Russe. Vous savez, avec…
Elle trace une ligne sur sa gorge. La ligne rouge, sanglante, des lieutenants de la Krovaya.
Jabez lui présente un échantillon de sa base de données, de véritables photos d’enquêtes en cours, mélangées à des faux-portraits, prototypes de l’équipe du Baron, IA-générés. La frankée ne ment pas, elle identifie du premier coup le véritable Pavel Zorine au moment où choisit Aboubakar pour revenir. Grimaces de connivence. Elle tue l’ultime doute d’un détail déterminant :
— Il a un tatouage de loup pendu à un arbre, ou un truc du genre, sur la cuisse droite. Je le sais parce que…
Ce type est zoophile. L’expérience apprend à ne surtout pas chercher la logique dans ce qui fait bander les autres.
Jabez consulte le registre de la Centrale. Les photos judicaires en pied, recto-verso, systématiquement faites pour un passage à la glace, corrèlent ces déclarations ; le magouilleur en chef du Baron, avec le palmarès associé.
Hypothèse admise : celui qui cause gentiment avec la Stidda pour ces foutus runs. Tout le monde le sait, même si personne n’a jamais rien prouvé. Pas de témoins, pas d’éléments matériels, pas de traces numériques. Bite au cul et bonne nuit ! Cette relation d’intérêt résume à elle seule la fragile ambiguïté qui lie les deux forces criminelles majeures de la ville : de la pure baise sans amour.
— Donc, tu es entré avec lui (un doigt sur la tête Pavel) et tu dis, si j’ai bien compris, qu’il discutait avec l’Albanais après l’accident ?
Elle opine. Jabez déploie une autre série de photos ; trombinoscope stidda cette fois-ci. La gamine valide encore, non sans arracher ses yeux de la bye-orphine. L’Albanais, ou plutôt Lorik Zijai n’a jamais été couché pour plus gros qu’un vieille histoire de tentative de corruption sur fonctionnaire d’état pour laquelle il n’a pris que du sursis ; certainement client VIP du cabinet Carmine.
Aboubakar s’assied en silence derrière son bureau, à deux pas du sien. Son sourire illumine sa face noire comme un mauvais génie. Jabez reste réaliste. Même obtenu dans les règles de l’art, ce témoignage ne tiendrait pas devant un juge. La machinerie avocate de ces voltigeurs les démolirait en moins de deux et ça n’irait jamais au bout. Seule compte de choper le pilote qui a disparu des registres des héliportages. Leurs états de services les remercieront.
— Et ils t’ont pris ton aux’ pour appeler les paramédics ?
Oui de la tête.
— Donne ton ID.
Elle récite, obnubilée par le produit à trente centimètres d’elle. Le lieutenant se méfie de ce témoignage. La collusion est trop belle pour être vraie. Qu’on lui ait offert la frankée pour qu’elle cafte n’est pas le seul problème. La Stidda chasse certainement leur champion. Jusque-là pas d’exclusivité. Peut-être ne peut-elle pas aller le chercher car le type serait dans une zone hors de son influence et sous-traite par le service publique ? Possible. Si la Sureté met la main dessus, le risque de glissade avant l’arrivée au panier aux crabes est grand.
Un pouce en l’air de son adjoint lui confirme un appel dans le créneau horaire déclaré. Un message-pop sur son écran ajoute : [vers une société privée d’assistance médicale du nom de Trauma Team, l’appareil a cessé d’émettre juste après].
Le substitut roule jusqu’à des ergots qui se referment sur lui comme sur un trésor; la puce géoloc collée dans le fond de tube.
Ils la raccompagnent à la porte arrière. La junkie détale comme une vampire sous une tempête solaire. Son adjoint se balance sur ses talons, ravale la question d’une mise sous protection qui lui collerait une cible sur la tête.
— Je suppose que là, c’est le moment où vous sortez un plongeur de la casquette pour nous extraire les registres de la TT, et le point de livraison. Puisqu’on fait tout sous la table…
Jabez termine son café refroidi.
Ça va être une bonne journée.
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