on connaît plus d’une mer.
ANGES CORROMPUS
SKËNDER - Paranza (2)
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[Midipolia, 2239]
C’est la première fois qu’il voit Don Caponi. Enfin, pas vraiment, pas tout à fait. Skënder a déjà rencontré le parrain durant ses douze minuscules années. Il a observé en biais, avec la déférence de mise, ces sourires, ces plaisanteries lors des grandes tablées des clans l’été, aux mariages, aux anniversaires, après un enterrement malgré les circonstances, et même lors des finales de première ligue ; cette largeur d’épaule que les années, la bonne chère pour favoriser les amitiés portuaires et politiques, ont arrondis, enrobés de bonhomies et de facéties cordiales. Il a entendu résonner avec une crainte sincère, ce timbre grave, une profondeur de crevasse qui émane du fond du monde, cet accent sicilien – de Palerme ! – qui heurte autant qu’il découpe entre les mots, les phrases qu’on ne termine jamais, ces plaisanteries morbides à peine esquissées derrière un visage inexpressif tanné de soleil, qui, tout à coup, s’illumine d’un petit sourire franc, deux rangées de dents impeccables – prédatrices. Il a vu, l’ombre terrible et leurs promesses d’ombres tapies dans ces yeux qui siphonnent absolu tout.
Dans les flashs d’un temps mauvais qui grésille, froid et gris de canons, contre les épaves d’où s’élèvent des élégies métalliques, dans ce même port où, encore quelques semaines auparavant, il se baignait avec Litzy et Giovanni, le parrain le plus puissant du Conseil des Fasci préside l’exécution.
Les cinq plus grandes familles et leurs plus éminents membres, sous de larges capes fouettées de grêle, ont fait cercle sur la plateforme. L’instant réunit autant d’hommes que de femmes et, comble de l’exceptionnel, tous leurs enfants. Même les Macbeth, grâce à la contribution d’Annunziata à la traque, ont été conviés. À quelques pas de Skënder, Litzy dévore d’une pupille aussi brillante qu’humide, ce spectacle qui lui soulève le cœur. Son père, pourtant si facétieux aux événements officiels, affiche, aujourd’hui sous les intempéries une morgue rigoureuse. Le garçon ne peut s’empêcher de penser aux nombres de fois qu’il quémande à son père pour le suivre sur les quais, si l’ambiance est souvent ainsi. Solennelle et terrible, trempée aussi. C’est au creux de la main de sa mère, qu’il serre fort, si fort, ses angoisses. Le regard en biais de son père pèse sur lui et il ne veut surtout pas faire honte. Il doit se comporter en homme.
Personne ne bouge. Ni le Diable, ni même Maddalena qui assiste sous son masque flouté, les deux mains crispées sur les épaules de son fils, à la punition publique. Après tout, le coupable est un affilié Caponi.
Au centre, les manches retroussées, la Tempête s’abat, encore et encore, sur le corps devenu inerte, cette plainte crevant des côtes brisées. La carrure trapue du parrain est prise d’un fureur qui soulève sa longue jupe fendue et des éclaboussures. Des phalanges à nues, moirées de sang, de chair vive et de sueur, grêlent sur ce visage méconnaissable. Il gronde. Skënder ravale sa bile quand la semelle magnétiques de ses dockers, talon en premier, tombe sur un visage devenant bouilli. Le corps tremble sous la nuée. Un membre bouge, n’atteint jamais cette gueule qu’on fracture, se relâche en spasmes mous. Quelques muscles se contractent encore. Se recroquevillent. Le temps se suspend en séquence répétées, tonnerre en métronome, silhouettes blanchies d’orage dans une mer caillée de noir – et un râle. Ultime soubresaut.
La Tempête recule, ramène ses cheveux trempés en arrière. Son regard plonge par-dessus leur cercle, vers la mer. Skënder suit sa mire, l’horizon gavé de menaces ; il ne respire presque plus, a mal au ventre et sa langue est acide. Un éclair file entre les plateformes urbaines qui les dominent. Puis le parrain lève les bras, s’offre un tour de gloire avant de revenir près de sa victime. Ses pieds se campent, ses mollets se contractent. Il cueille au col, redresse à bout de bras, d’une seule poigne de titan, l’infâme traitre.
Les applaudissement pleuvent. Pris par l’euphorie du groupe, les mains de Skënder claquent d’elles-mêmes avec un soulagement certain. Et cela dure un temps indéfini d’averse froide ; jusqu’à ce que la Tempête brandisse un poing fermé. S’avancent Maddalena et son fils. Le Diable ouvre sa veste, y déloge le Walkyrie de son holster – Skënder est comme magnétisé aux petites barrettes lumineuses sur la crosse – pour le tendre, non pas à la Donna, mais à Giovanni.
Et l’assemblée n’a plus d’air. Skënder non plus.
Maddalena le pousse jusqu’au centre. L’N-GE juvénile hésite. Sa mère s’abaisse près de la tête de l’infâme. Ses doigts s’attardent sur la mâchoire déviée, glissent sur le sang, les bulles d’un dernier souffle ; comme une caresse. Peut-être qu’à travers les rafales, elle dit :
— Très bien. C’est fini maintenant.
Il murmure un « merci ». Skënder jurerait l’entendre de cet amas de chair, cette bouche sans dents au travers du vent.
Narciso siffle. Aussitôt, les Lames du clan Bianchi, fondues dans la masse, rompent le cercle d’un pas ; Annunziata en appui sur l’épaule de Rozalyn aussi, bien qu’en retrait. Elles soulèvent le corps pas encore cadavre, le maintiennent à genoux, par les épaules et la nuque, presque droit face au petit prince. Skënder a imaginé la scène un millier de fois, mais jamais ainsi, dans la rumeur rageuse d’un cyclone subtropical en approche.
Giovanni, trop bien conscient des attentes qui reposent sur lui, s’exécute. Il braque l’arme, bout touchant le front. Ses petites mains serrent le Walkyrie trop large et trop lourd. D’autres, maternelles, viennent l’envelopper.
Skënder ferme les yeux malgré lui. Sa propre mère se crispe autour de ses doigts à lui en faire mal. Un éclair jaillit aux travers de ses paupières. Ça ne fait presque pas de bruit – juste un son mat comme une goutte de pluie.
Quand le jeune garçon cligne, ne reste qu’une auréole grisée qui envahit les stries du sol et un N-GE au visage tranquille, les yeux atrocement clairs et pourtant transparents et vides. Immédiatement, Skënder est écarquillé de peur et de doute mais un sourire paternel le rassure. Il n’a pas fait honte, lui le pleurnicheur toujours en deuxième ligne.
Les Lames transportent le mort jusqu’à la jetée pour l’envoyer par le fond. Les vagues l’avalent. La chose faite, chacun tourne les talons dans un silence de cathédrale. Maddalena et Don Caponi en tête, tenant une main chacune le petit prince. Juste derrière et toujours aux côtés de ses parents, Skënder prend garde à ne pas glisser – envahi par ces quelques images de violences brutes qui reviennent en boucle, ce pouvoir étrange mais aussi effrayant que séduisant, que certains arrachent aux autres. Son père serait si fier de lui... Il le sait, se doit attendre le jour de son rite de passage pour briller comme le fils héritier, lui qu’il sait touché par une grâce particulière. Alors il espère, avec la vacuité de son enfance, qu’il en sera capable le moment venu.
Pour la première fois, le jeune Skënder prend conscience, parmi toutes les générations de Don Caponi, qu’il n’y aura jamais qu’une seul Tempête – que la valeur d’un nom est ce qui fait un homme d’honneur.
Aussi, il se fait cette promesse qu’il ne sera pas seulement le « fils de l’Albanais ».
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