7 : Kuan Ti
La plupart des utilisateurs du métro constituent l’industrieux essaim de petites mains paysannes venues offrir leur efficacité en ville. Elles ressemblent aux papillons volages attirés par les lumières du modernisme. Nous sommes des milliers d’utilisateurs à nous côtoyer dans cet espace réduit sans nous connaître vraiment.
Oh ! Voilà le type même d'individu qui circule dans les couloirs souterrains. Quelconque et commun à la fois, nul ne remarque sa course, qu'elle soit matinale ou vespérale. Il passe devant moi, incognito, se fond dans la masse sans que je n’aie jamais eu l'intention de porter le regard sur lui et encore moins de m’intéresser à son existence.
Pourtant, l’attente en station d’une prochaine rame de métro m’invite parfois à bloquer mon attention sur une personne, que j’appelle le Kuan Ti pour faciliter le repérage dans mon imaginaire débordant d’aventures.
De temps en temps, une tête familière, un Kuan Ti, émerge de la foule et nous échangeons un vague salut discret qui n’a d’autre effet que celui de nous sentir un peu moins anonymes au sein de cette multitude. Comme à son habitude, c'est l'arrêt où l'étudiante monte avec son Kuan Ti d'amoureux. Tiens ? Ce matin, Kuan Ti le bougon a l'air bien énervé. Ah ! La voilà, ma préférée. Kuane Ti est bien mal accompagnée aujourd'hui. Oh ! Le pauvre homme, avec cette tête de Kuan Ti froissée, il a sûrement dû passer une mauvaise nuit. Et les deux amies, là, accrochées l'une contre l'autre, qui parlent de Kuan Ti si fort qu'on les croirait séparées par une montagne.
Il en va ainsi chaque matin dans les transports urbains. Afin d'éviter la monotonie de ces moments, je m’amuse à observer les voyageurs pour qui j’éprouve un peu plus d’intérêt. Ici, une tenue vestimentaire originale, là, un rictus accrocheur, plus loin l’homme au faciès ingrat. Chaque détail devient prétexte à élaborer une histoire bonne ou mauvaise suivant l’humeur du moment.
Le groupe d'arrivants tente de s'introduire dans la rame du métro, avant que ceux qui en descendent atteignent le quai. Un Kuan Ti bouscule, joue des coudes et des épaules sans ménagement. Quelques insultes fusent à son encontre. La fermeture des portes clôt l'incident. Nous sommes entassés, compressés. Kuan Ti, que j'ai pu repérer, s'échappe à la station suivante. Au moment de sortir, je le vois marcher délibérément sur les pieds de celui qui l’avait insulté plus fort que les autres. La victime jura, bien haut, qu'on se retrouvera tôt ou tard ! non sans cracher bruyamment par terre. Tout se paie un jour ou l'autre ! Le signal sonore avertissant la reprise du voyage écourte l'algarade.
Ce Kuan Ti est méchant. On le dirait inspiré par la crainte de souffrir et quelque part, animé par le désir d'accroître la jouissance de se savoir hors de portée de son adversaire d'un jour. S’aperçoit-il seulement qu’en commettant de tels actes, il attire plus de souffrance sur lui et ignore que la joie éphémère procurée réveille le poison de l’insécurité ? En tant qu’observateur, il m’est facile de disséquer une action en vue d’en analyser ce qui est bien de ce qui ne l’est pas. Qui pourra mieux juger l’auteur d’une mauvaise action, sinon lui-même ? Tenter de ne pas provoquer la souffrance des êtres, c’est réfléchir à la portée de nos actions aussi cruelles ou minimes soient-elles. À celui dont le cœur est véritablement rempli d’amour pour les êtres, tous les trésors lui sont accessibles. Il peut y puiser à son gré pour soulager leur misère.
Trouvant enfin une place assise, et même s'il n'est que strapontin, je savoure mon privilège. Les stations défilent sans que j'aie besoin de changer de ligne. La numéro deux conduit directement les voyageurs de l'aéroport de Pudong jusqu'à celui de Hongquiao. Le décalage horaire donne cette étrange impression de jour sans fin à ceux qui viennent de loin.
Au moment où je pique du nez, les yeux noyés dans les pages de mon livre entrouvert, une jupe légère effleure mon regard, voltige devant moi et se pose délicatement sur le siège libéré en face. Porte-t-elle des bas ou des collants ? Dans la vraie vie demeure la sensualité, le contact des chairs couvertes de peau irriguées de sang et de nerfs. Quand le je devient le nous, mille possibilités s'offrent aux rêves. Nous sommes l'acte, nous sommes le geste, nous sommes la passion, la tendresse, le romantisme. Peu importe ce que nous sommes puisque la vie est en nous. Peu importe qui nous sommes, puisque le simple fait de respirer par automatisme nous rassemble au départ sur le même pied d'égalité. Le un est unique. Le deux implique la possibilité d'une fusion ou d'une scission voire d'une répulsion. Sachons trouver la bonne entente de chaque un qui nous gouverne.
La jupe est équipée d'une paire de jambe gainées de soie. Tout le haut du corps de la voyageuse m'est dissimulé par la présence d'un Kuan Ti volumineux. Dès que le métro démarre, elle croise les jambes, la gauche sur la droite ou ce serait la droite sur la gauche. Devant tant de finesse, j'ai les sens à l'envers. La jambe qui se trouve dessus bat la mesure comme une baguette de chef d'orchestre. Les mains ouvrent un magazine, tournent les pages.
Bien qu'ayant prévu de quoi lire dans le métro, je me laisse distraire par la contemplation des publicités répétitives présentées au-dessus de nos têtes. Le Shanghaï Wild Animal Park annonce à grand renfort d'écrans lumineux, la présence d'animaux sauvages à découvrir, d'oiseaux à contempler pendant leur période de reproduction. Comment peut-on capturer des oiseaux et les obliger à rester en boîte ? Enfant, je chantais la chanson de Pierre Perret.
Deux jambes chaussées de souliers se dressent à la verticale. Les plis parallèles du pantalon affinent la silhouette évasée vers le haut. Au passage des hanches, une ceinture de cuir achève l'élévation au profit d'une chemise blanche auréolée sous les bras. Lorsque le col largement ouvert offre à mon regard la tête de Kuan Ti, rien ne permet de le distinguer des autres Kuan Ti habillés à l'identique, si ce n'est la proximité de sa corpulence presque palpable.
Encore une publicité du Shanghaï Wild Animal Park. Elle donne envie de rencontrer les pandas géants, nouveaux pensionnaires temporaires du parc animalier. Pour avoir été déçu par l'état du zoo de Shanghaï, je ne pense pas retourner jamais dans ce genre de camp de concentration. Étonnement sur l'affiche de ce zoo il n'y a pas de grillage, les animaux semblent en liberté, tout comme les enfants comblés par cet environnement ludique.
Chavirés dans le sens latéral, poussés vers l'avant puis attirés contre le dossier du siège ou contre les barres de contention, les corps secoués de concert répondent au rythme imposé par le chef de train invisible. Nous suivons ses directives comme si nous avions répété maintes fois les mouvements d'ensemble. Chaque arrêt ressemble à une parenthèse pendant laquelle les participants se renouvellent en de rapides échanges. Le flux et le reflux des vagues sur la grève.
À côté de la paire de bas délicats, une femme déjà assise en fauteuil vient se positionner. Son arrivée libére un vide autour d'elle de sorte que l'air devint respirable. Avec une certaine dextérité, elle manipule son chariot pour qu'il se trouve plaqué au strapontin resté relevé et devenu inutile. La paire de bas crisse d'une jambe sur l'autre, soulevant au passage la mini-jupe de cuir. À ce moment-là, je m'aperçois que ce sont des collants, fins, mais des collants. Désorienté par la zone sombre que révèlent le haut de ses cuisses, j'oriente mon regard vers sa voisine. Elle reprend son souffle. Elle porte un pull rose fuschia. Chacune des manches du cachemire est obturée par un élastique. Ils emprisonnent le bout des bras plus courts que la moyenne, dissimulant ainsi l'absence de mains de la femme. La curiosité déplacée me force à détailler son visage. Par gêne, j'esquisse un bonjour. Il reste suspendu à mes lèvres. Cette politesse convenue me paraît déplacée. Ce sont les pupilles de ses yeux qui bloquent mon regard. Des pupilles claires, profondes, limpides, transparentes. Elles m'avalent en entier et j'y découvre une histoire bien particulière à raconter dans une autre nouvelle.
Les collants ont décollé sans crié gare. S'ils avaient été bas, je n'aurais pas supporté de les voir filer. La chaise roulante s'est évaporée avec la propriétaire. Tant mieux, me surprenai-je à penser, elle ne s'écorchera pas les moignons. Les strapontins endossent leur rôle de strapontins et supportent la quelconquitude de nouvelles personnes. De si près, je peux sentir leur haleine et deviner la puissance des épices de leur repas. Plus loin, vers le fond du wagon j'observe le panneau lumineux. Il annonce la gare de Hongquiao. Une population entière composée d'hommes, de femmes, jeunes et vieux se prépare à une migration quotidienne.
L'individualité des êtres m'échappe dès lors où il n'est matériellement pas facile de la distinguer. En quoi cela me serait profitable de m'intéresser à l'existence d'un tel Kuan Ti ou d'un autre tel, si je passe en coup de vent parmi les voyageurs de cette rame de métro ? Après cette parenthèse, il n'y a rien, rien d'opportun à noter. Quand bien même le voyage s'échelonnerait-il sur une bonne année de trajet, la prise de conscience des différences visibles entre les inconnus ne m'apporterait rien de concret. Pourtant. Pourtant. L'exercice, à priori inutile, est plaisant à improviser. Mon oeil ne saisit pas la particularité d'une personne Kuan Ti, au travers d'une originalité de formes, de couleurs, de tics, de gestes composant son aura expressive, mais l'exceptionnalité de seulement un ou deux traits forts car distinct des autres.
En me relevant, mon livre tombe au sol. Corné et souillé par un crachat, je le regarde. Pour lui, les déchirures et les tortures sont de moindres maux, face à la violence que pourrait être l'indiférence.
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