15/2 : Endive braisée... envie de baiser
Quelque peu essoufflé autant par le drame vécu que par les escaliers avalés deux par deux, Harold se présenta devant Madame Chasen, sa belle-mère.
– Mais bon sang, te voilà tout décrépi, Harold. Dans quel état t'es-tu mis ? demanda-t-elle en lui déposant un baiser juste au coin droit des lèvres, dans l'espace précis où une personne se réserve la possibilité d'afficher son statut de proche, mais non d'intime. Baiser dont il ressentit la fausseté à l'identique superficialité qu'un Judas aurait pu lui transmettre s'il avait dû embrasser sa prochaine victime. Comment se fait-il que tu sois là devant moi, Harold ?
– N'est-ce pas vous qui me l'avez demandé ? Je vous avoue n'avoir respecté vos consignes qu'à moitié. Le chauffeur me suivait tandis que j'assouvissais mon besoin de courir au-devant de la voiture. Grand bien m'en a pris. Nous dépassions le quartier Deschelette lorsque j'entendis une violente déflagration. Une fuite de gaz provoquée par un fou du volant venu s'encastrer dans un immeuble en piteux état fut à l'origine du drame. Bien que je l'évitasse d'un cheveu, l'incendie résultant de la colision dévasta l'immeuble squatté qui s'écroula comme par hasard sur votre voiture, l'engloutissant elle et son chauffeur sous un amas de gravats gigantesque. C'est la raison pour laquelle vous me voyez recouvert de poussière. Est-ce inconvenant ?
– La poussière ? Non point.
– Et ma présence ?
– C'est à dire qu'il m'est insuportable de devoir arriver en retard à un rendez-vous. Demande Alexine, la nouvelle femme de chambre, qu'elle t'aide à t'apprêter au plus vite.
Le jogging improvisé dans la rue parmi un décor catastro-sismologique l'avait sinon ensuqué, du moins fait sué. Harold ressentit une douleur côté gauche.
– C'est le cœur ? s'inquiéta la jeune femme.
– Probalement. Les médecins m'ont détecté une défaillance qui jusqu'à présent ne m'avait pas gêné.
Elle l'aida à se dévêtir.
– Oh ! dit elle, si Monsieur ressent une faiblesse côté cœur, il n'a pas à s'inquiéter pour le reste.
– Oui, je sais. C'est lassant, on n'arrête pas de me le faire remarquer aujourd'hui. Comme c'est étrange. Depuis combien de temps travaillez-vous dans cette maison, mademoiselle...?
– Alexine, Monsieur. J'ai commencé mon service, il y a une heure à peine. Madame Chasen m'a proposé de m'occuper de vous. Si vous le souhaitez, je peux vous aider sous la douche.
– Pourquoi pas. Allons-y.
La jeune soubrette adopta la même tenue que son maître, s'apprêta à le frictionner. Les deux mains appuyées contre le carrelage mural, il attendait qu'elle accomplisse sa besogne. Comme il ne ressentait pas l'efficacité des gestes hésitants, il lui suggera de frotter plus fort. Il l'entendit farfouiller dans l'étagère.
– Il me faut un autre ustensile pour vous satisfaire Monsieur, restez contre le mur, je vais m'occuper de vous comme il se doit.
Maladroite, la jeune fille laissa tomber la savonnette au sol. Tout aussi maladroitement, elle posa le pied dessus et à l'aide une accrobatie digne des voltigeurs de grande renommée, elle se retrouva face contre terre. Agacé par tout ce remue-ménage, Harold quitta la salle de bain. Il ne prit pas le temps d'aider la servante qu'il jugeait trop volage. Harold s'empara de son paquet de cigarette. Se dirigea vers la terrasse.
***
– Oeil de faux con, en place. À vous.
– Premier étage, fenêtre une... non deux..., euh trois... sur la terrasse. homme blanc. Type caucasien. Cible en mouvement. À vous.
– Il est nu ? À vous.
– Oui. À vous.
– Cible verrouillée. À vous.
– On attend les ordres. Restez en position.
***
Harold fait les cent pas sur la terrasse de l'hôtel particulier familial. La balustrade tremble sous ses pas. Il ne trouve pas bien normal qu'elle soit déjointée à chaque bout. Encore des travaux à prévoir se dit-il pour lui-même. Voilà bien des années qu'il ne n'avait pas parcouru de long en large cet espace qu'il s'amusait autrefois à transformer en terrain d'aviation avec ses modèles réduits de...
– Monsieur Harold ?
– Plaît-il ?
– Pardonnez mon intrusion. Madame Chasen m'envoie vous dire qu'il est temps de partir. Si Monsieur souhaite que je l'habille...
– Je ne vous connais pas. Vous êtes ?
– Henrique, le majordome
– Décidément, que de nouveauté.
Harold se tourne et présente son torse à la lumière du soleil. Il paraît essoufflé.
– Votre chemise Monsieur.
***
– Cible localisée. Cible verrouillée. J'attends vos ordres. À vous..
***
Henrique s'approcha d'Harold les deux bras en avant avec la ferme intention de le pousser dans le vide après lui avoir tiré une balle dans la tête.
Harold ressentit une vive douleur au cœur. Il porta sa main contre son mamelon, le pressa fort, tomba à genoux puis s'écroula la tête dans les géraniums.
***
– Tirez !
***
Le soir même, le lieutenant de police découvrirait le couteau que la bonne tenait serré dans la main et qui dans la chute savonneuse s'était malencontreusement planté dans son abdomen pourtant si mignon. Il n'avait jamais été informé qu'une femme pouvait se raser les poils des jambes avec un couteau de cuisine. D'autant qu'elle n'en avait pas, de poils. À son âge plus rien ne l'étonnait.
Au loin la sirène de l'ambulance accompagnait le corps d'Harold en direction des urgences. Même ténu, le fil de sa vie tenait. La conductrice, une certaine Maud, mit tout en œuvre pour sauver le jeune garçon.
Le lieutenant s'agenouilla devant le corps du majordome transpercé de part en part. Sans doute une balle gros calibre tirée de l'immeuble voisin. Cinq cadavres découverts en une journée dans sa petite ville où il ne se passait habituellement pas grand chose, il allait devoir se remuer les méninges, lui qui avait envoyé sa demande de retraite anticipée le matin même.
– Monsieur le policier...
– Lieutenant, pour vous servir Madame Chasen ;
– Oh ! Je n'en demande pas tant ! C'est vrai que l'uniforme a le don de m'exciter, même si vous ne le portez pas.
Elle s'approche de lui et pose la main sur son torse.
– Le grade vous sied à merveille, tout comme le poivre sel de vos cheveux.
– Je me trompe où vous tentez une approche.
– Toute cette agitation m'a retourné les sens. J'ai grand besoin que l'on s'occupe de moi, vous me comprenez.
Pour parfaire son invite, elle s'appuya contre la balustrade, effleura la pointe de son pied gauche contre la chaussure du policier. Sa tête partit à la renverse dans l'espoir d'offrir sa gorge au mâle. Sous la pression ambiante, le garde-corps ne tint plus et sans crier gare cèda brutalement.
Madame Chasen tomba dans le vide sous le regard impuissant du lieutenant. Des yeux il accompagna le corps jusqu'à l'impact violent contre les pics de la grille du portail suffisamment effilés pour transpercer la victime.
Le lieutenant se pencha, se gratta le cuir pas si chevelu que ça mais avec toute la circonspection dévolue à cette situation.
C'en est trop, se dit-il en lui-même, faut vraiment que je prenne ma retraite.
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