26 : le patriarche
Entrez !
Il parlait l'espagnol, lui l'italien, elle le portugais et les autres de la communauté baragouinaient un langage composé de signes, dessins et diverses mimiques associés à d'étranges intonations de voix toutes aussi drôles les unes que les autres. Benvenuto !
La 4L positionnée à cul devant la porte de la grange, je déchargeais mon matériel sans demander mon reste. Pas besoin de connaître les lieux pour accomplir mon devoir. À l'odeur, je savais déjà où se trouvaient les brebis. Tous les jeunes, une bonne vingtaine, me regardaient, mains dans les poches, sans oser interrompre mon installation. Une corde à une poutre suffisait pour suspendre le moteur ; deux ou trois ficelles tendues pour éviter le ballant ; le branchement électrique effectué et me voilà fin prêt à commencer ma journée.
Les cent vingt brebis seraient tondues en moins de six heures au vu du nombre de volontaires voltigeant autour du troupeau. C'est ce que je pensais au début avant d'asseoir entre mes jambes la première femelle, maigre, la laine piquée, sèche, poussiéreuse. Elle me mord, la garce, dès que j'attaque le cou. D'entrée de jeu, je pronostiquai la gale. C'est ce que je pensais au début, jusqu'à ce que je comprenne que les amateurs jouaient à saute-mouton plutôt que de les rassembler au plus près de mon plancher. Pas une claie à l'horizon, pas le moindre recoin capable de contenir les animaux surexcités. Ça va pas être de la tarte !
Gypsie vint à mon secours un instant, le temps de céder aux caresses des sympathisants. Elle est comme ça, elle aussi, incapable de travailler lorsque l'ambiance est au jeu. Après cinq minutes de tonte lamentable, je demande une autre brebis. Même constat, même punition. Ma décision est sans appel, je ne peux entreprendre ce genre de chantier où le troupeau est malade. Le responsable des moutons est un espagnol. Notre échange sera bref, courtois mais incompréhensible. J'ai néanmoins saisi qu'un français sera présent avant midi. Il ne me reste plus qu'à désinfecter et remballer tout mon matériel.
En attendant la venue de l'interprète, c'est avec des gestes simples que je montre aux volontaires, la manière d'assembler les palettes et de les transformer en claies. Celles-ci permettront de contenir les animaux afin de pulvériser le produit antigale, le lindane (un organochloré encore autorisé en 1985). Les brebis devront rester à l'intérieur. Tout doit être désinfecté, en premier à la chaux c'est efficace et moins cher. Huit jours plus tard, il faudra pulvériser avec le lindane, le mobilier, les murs, les ouvertures, le plafond. Les intervenants devront eux-mêmes se protéger en utilisant des vêtements type cirés des bottes en caoutchouc et se désinfecter après leur passage auprès des animaux. La maladie légalement contagieuse doit être déclarée en mairie et la préfecture ordonne une mise sous quarantaine de la ferme atteinte. Aucune transaction commerciale n'est possible. Je suis bien placé pour connaître le protocole car je sors tout juste d'une situation similaire dans un domaine où je suis intervenu durant toute la durée de la quarantaine jusqu'à rémission complète de la gale. Le Français, qui a bien écouté et noté les recommandations, m'en demande plus encore. Il souhaite que je revienne tondre les animaux. Comme je ne veux pas abandonner ces jeunes gens, je pose mes conditions. Je reviendrais dans quarante jours, s'ils appliquent les consignes au pied de la lettre.
Ils m'invitent à partager leur repas. L'ancienne étable a été aménagée en réfectoire. Du four de la cuisine commune s'échappe quelques effluves d'une viande grillée à point. Je me souviens de l'odeur de l'asado argentin. Celui-ci sera un mélange de spécialité espagnole revisitée par un chanteur italien lui-même influencé au niveau des condiments par son commis turc. Répartis autour de la salle, nous sommes une trentaine d'individus filles et garçons séparés par des box ouverts sur des tables de quatre à six places. Sur le mur central trône le portrait du patriarche Lucien J. Engelmajer, qui fête ses soixante cinq ans en novembre de cette année. Régis, le français, m'explique le fonctionnement de la communauté. Les toxicos, les confiscations de carte d'identité, les fugues, les sevrages durs, les promenades, les tisanes, les grands bains, les sorties de crises, la peur de la rechute. À mots couverts, son voisin m'indique le montant mensuel de la pension versée par ses parents de Naples, et ce, depuis quarante-huit mois. Il est tout de suite remis à sa place par Régis qui entonne un chant à la gloire du Patriarche. Bêtement, je n'y prête guère attention, préoccupé par l'obligation de rejoindre au plus vite mon fils à la sortie de l'école. Nous nous donnons rendez-vous sur ma ferme dès la semaine suivante, pour conduire un atelier d'apprentissage de clôture à brebis. Oui, les trois volontaires pourront loger à la maison.
Au bout de deux ans nous cessons notre collaboration suite à un dépôt de plainte provenant de notre proche voisinage. La méconnaissance d'un problème suscite la peur et l'inquiétude. De cette période, je garde gravé en moi les visages amaigris de ces jeunes gens, perdus, incapables d'envisager un quelconque espoir de vie meilleure. À croire qu'aucun d'entre eux ne pourrait jamais trouver la porte de sortie.
Cinq ans plus tard, nous apprenons que Régis, revenu dans son Larzac natal, est décédé suite à une overdose.
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