33 : Moi fatigué debout, mi-couché, mi-levé.
Thimbarou le berger joue de la flûte. Il souffle sans cesse un air rengaine sans mélodie précise. Il passe au milieu du chemin, avance à petits pas. Tout autour de lui, ou, loin derrière à la traîne, les vaches et les chèvres broutent, restant dans la limite audible de l'instrument de musique. Thimbarou le berger passe devant l'arbre blessé « moi-fatigué debout, mi-couché, mi-levé, ». C'est un acacia foudroyé il y a longtemps, au début de la saison des pluies, par Dongo, le génie du tonnerre. Les chèvres malignes, grignotent les feuilles faciles à atteindre puis grimpent l'une après l'autre très haut par la branche servant d'escalier. Le jeune pâtre s'assied. À l'heure où les animaux ruminent, Thimbarou le berger raconte l'histoire, celle dans laquelle il faut “faire comme si” ce que l'on raconte était vrai. Si on dort au pied de cet arbre, tout devient vrai.
C'était en 1941, au commencement des travaux forcés imposés par les blancs. Ils incorporaient les hommes forts pour construire la route qui devait traverser le Grand fleuve Niger. Un jour, la foudre est tombée sur cet arbre et a tué les travailleurs qui s'abritaient de la pluie. Unmarou le pointeur, chef de chantier est venu prévenir l'ingénieur blanc :
« Voilà. Il y a des personnes foudroyées au pied de l'arbre. Moi, Unmarou le pointeur, je dis que c'est Dongo le génie du tonnerre qui a frappé l'arbre. Le géant de la savane a perdu de sa majesté, avec un membre brisé qui, encore attaché à l'endroit de l'impact, reste en partie suspendu en partie enseveli dans le sable où traîne l'extrémité de ses branches rampantes sous lesquelles les corps des hommes sont allongés.
– Ils sont tous morts ? demande l'ingénieur?
– Oui.
– Il faut les enterrer, conclut l'ingénieur.
– Mais dans notre coutume il ne faut pas les toucher, dit Unmarou le pointeur. C'est l'affaire de ma grand-mère Kalia. Ma grand-mère Kalia est chef des pêcheurs du Niger. Elle habite près du village, pas loin d'ici, qui s'appelle Guinguène. Il faut initier les morts avant de les enterrer. Alors il faut faire des sacrifices. Voilà. »
Unmarou le pointeur est allé chercher sa grand-mère Kalia et a pu participer à ces initiations. Sur le sol gisaient les cadavres calcinés. Kalia récitait les devises de Dongo, le Génie du tonnerre. Puis elle a bu du lait de chèvre, craché sur les corps carbonisés. À l'aide de cette pluie blanche qui sortait de sa bouche, Kalia frotta vivement, l'un après l'autre, les défunts, en marmonnant ses invocations. Son violoniste avec les bateleurs de calebasses jouaient sans relâche, les airs adressés à Dongo et à ses frères les fils d'Arakoï, la déesse de l'eau. Kalia tenait à la main la hache de fer, à clochettes, et récitait à voix haute les devises dédiées au grand génie du ciel. Accompagnée inlassablement par le violoniste et les bateleurs, la cérémonie dura un moment. Kalia tourna plusieurs fois autour des corps avec son outil dans une main, sa canne dans l'autre. Très vite une femme et plusieurs hommes furent possédés. Dongo parlait par leur bouche. Dongo demanda qu'on égorgea un taureau noir. Les hommes du village choisirent le lendemain un taureau noir. Le sacrifice réalisé permit d'enterrer dans de bonnes conditions les personnes foudroyées.
(texte inspiré par Jean Rouch)
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