50 : Marinette
Situé en bord de mer, Le Normandy avait développé de longue date, un savoir-faire important en matière de rééducation et d'hydro-kiné-balnéothérapie. Malgré un programme individuel adapté à chaque cas, quel que soit le niveau du handicap, ici au Centre, les maladies uniformisaient les âges des hospitalisés en trois catégories : les jeunes, les moins jeunes, les vieux.
Sa peau de chagrin, réduite à presque rien, lissait rose les traits de son visage tirés comme papier de soie. Les cheveux, rares mais beaux, repoussaient sur son crâne au large front dégagé. Elle arborait une fine tresse noire luisante. Marinette arrivait seule à conduire sa chariote de la main droite. Dans l'allée du parc, le clan des marches-debout titubants sur béquilles caoutchoutées lui renvoyait son appartenance à celui des roules-assis nettement plus agiles.
Tôt le matin, elle avait choisi de commémorer en silence ses trois cent soixante-cinq jours de sortie de coma prolongé. Avant, bien avant l'incendie, elle se trouvait à la noce de son propre mariage, un évènement marqué d'une pierre blanche, en forme de dalle de caveau, celle sous laquelle reposait son mari. Lui et leur mariage étaient consumés. Ce souvenir d'il y a très longtemps, ne ravivait en elle qu'une vague image destructrice. Non, elle ne désirait plus revenir en arrière. De femme jeune, belle et désirable, elle s'était transformée en monstre inhumain. Reconstruire une vie sur une carcasse amputée, c'était bâtir une citadelle dans un marécage boueux. Du vide emplissait son cœur ; du noir charbon colorait son caractère qu'elle voulait hostile, méchant.
Le bonjour murmuré d'un patient sembla l'agacer. Comme à son habitude elle n'y répondrait pas.
Ce garçon timide, c'était le Franck tout juste libéré de sa chambre après trois mois d'isolement complet dans le bâtiment baptisé Asie. Le résident, à la parole rare, conservait la tête haute rivée sur les épaules par le truchement d'une minerve l'obligeant à garder les paupières flottant bas. Le besoin de se déplacer, le propulsait par petits bonds ridicules. Toujours hésitante, sa canne droite perturbait le mouvement de la gauche. Quant aux jambes n'en parlons pas, à croire qu'elles étaient lestées de boulets difficiles à maîtriser. Dépassant les limites imposées par la morphine, il réussit à atteindre le seuil de la salle d'animation. Le temps d'une pose nécessaire pour reprendre son souffle, il visa et se dirigea droit devant vers l'aboutissement de sa première sortie : un siège libre près du bar. Mireille se présenta, lui souhaita la bienvenue, puis demanda, son prénom.
« ..anck » répondit-il les lèvres tirées entre quatre épingles.
Il accepta un petit crème.
Les doigts emballés par les gants compressifs, il tendit son enveloppe contenant un billet. Mireille lui rendit la monnaie. Elle déchira le papier du sucre qu'il souhaitait ajouter dans le liquide chaud, lui touilla le café. Franck, saisit à son tour la cuiller à gros manche, et tenta de boire à la manière d'un aspirateur. Il fixa une tache égarée sur le bord supérieur de la sous-tasse. Qui sait si ce n'était pas du réchauffé au micro-ondes ? Cette vaisselle avait-elle été bien nettoyée ? Le protocole de désinfection était-il respecté ? Dans le doute, Franck brisa son élan et du seul geste étroit et maladroit limité par son orthèse dynamique, il repoussa la soucoupe loin de lui.
Il récupéra son enveloppe porte-monnaie entre le pouce et l'index, corna le papier, enroula le coin, le déroula plusieurs fois de suite. Accomplissant ainsi un mouvement nouveau, il ne manquerait pas de montrer sa performance à la prochaine séance d'ergothérapie. Il tendit l'oreille au hasard des conversations d'inconnus parlant trop, remuant vite.
« Franck, le café est tout froid, tu en veux un autre ?
— .on .erci ».
Désolée, mais habituée aux sautes d'humeur de ses clients, Mireille débarrassa la tasse, essuya la table.
Le couple d'en face avait baissé le volume de leur discussion. L'homme assis dans une chaise roulante sirotait sa bière sans alcool. Casquette sur le crâne, dos vouté, son rictus creusait les rides de son visage accusant ainsi les soixante-dix ans passés. Sa femme, vive, alerte, arborait une tenue vestimentaire ample et colorée. Un bonjour de loin ouvrit un semblant de relation. Franck rendit la politesse en dodelinant la tête sans la relever, ni la baisser non plus, car sa minerve redressant son menton, donnait à son regard une impassibilité unidirectionnelle.
***
Les jours passaient au rythme des activités proposées par le centre. Rééducation passive ou active, jeux collectifs, entretiens, promenades assistées sur la jetée, remise en forme, kiné, apprentissages. Marinette refusait tout en bloc. Elle attendait désœuvrée et comptait les semaines et les mois sur l'inconfort de son siège devant une grille de sudoku dont les cases toujours aussi vierges de chiffres ressemblaient à des gouffres insondables. Son voisin de table, Franck, assis devant sa canette de boisson pétillante écrivait au crayon à papier sur la page d'un cahier d'écolier. Deux doigts valides lui permettaient de trouver une certaine aisance au bout d'un bras toujours aussi raide. Marinette l'interpella :
« Bonjour. Tu écris toujours toi ?
— Bonjour, oui un peu, souvent. Et toi tu préfères les chiffres ?
— Pff, non ça m'emmerde.»
Franck utilisait sa gomme après chaque demi-phrase inscrite bien appuyée entre les lignes. Posant son crayon, il levait le nez, perplexe, regardait ses voisins de la salle d'animation puis volontaire, énergique, jetait ses idées les unes à la suite des autres. Sur les feuilles à moitié griffonnées, il décidait d'effacer avec application un mot de trop, vérifiait son précédent texte, placé sous l'attelle gauche. Il relisait sa poésie, en martelait ses vers à pieds comme une cadence qu'aurait du mal à trouver le bon tempo. Œil à l'affût, chaque saisie du crayon rythmait un débit saccadé de sons murmurés, alternant petite vérification avec gorgée de soda.
« C'est une lettre à ton ex ?
— Oui et non, enfin voilà c'est plutôt des textes pour les chansons.
— Cool. Tu chantes aussi ?
— Oui, j'ai déjà enregistré. Enfin voilà quoi.
— Tu as gravé un cédé ?
— Pas encore, mais voilà, ça risque de se faire bientôt.
— Tu as envoyé tes chansons sur internet.
— Bientôt oui, ça risque de se faire rapidement.
— Et tu jouais d'un instrument dans un groupe ?
— Oui du clavier et de la guitare, mais en solo, voilà.
— Quel genre de musique ?
— Un peu rock'n roll, des années cinquante tu vois, genre Chuck Berry, Elvis, Buddy Holly, Jerry Lee Lewis ou Little Richard...
— Putain ça déménage alors ?
— On peut dire ça, oui !
— Mais bon, rapport à tes tares, va falloir adapter tes instruments si tu veux re-pianoter un jour.
— ...
— ... ou utiliser ta gratte comme Hendrix, tu vois ce que je veux dire ?
—...
—C'est vrai quoi, faut pas rêver.»
Son sourire en coin jeta un froid. Pourtant, une barrière avait été franchie. Celle du premier contact.
***
Les journées du dimanche passaient en creux pour toutes les personnes qui restaient seules. La salle d'animation était fermée. Marinette demeurait immobile devant la baie vitrée au bout du couloir. De son observatoire, elle comptabilisait les voitures arrivant dans le parking visiteurs, dénombrait les passagers adultes, femmes endimanchés d'un côté, hommes grimés de l'autre, accompagnés rarement d'enfants aussi coincés que leur parents leur avaient demandé d'être dans cette enceinte respectable. Marinette repoussait systématiquement les tentatives de ses proches qui, au téléphone, désiraient passer un moment avec elle. Ces journées croulaient sous l'ennui, mêlées d'indifférence générale que parfumaient désagréablement les au-revoirs contrits des individus quittant enfin le parking visiteurs.
Lundi était bien. Depuis peu, Marinette avait cédé aux injonctions du médecin l'obligeant à participer aux sessions de psychomotricité et d'ergothérapie sous peine de se voir expulsée du Centre. Les scéances achevées, Marinette filait boire un café. Avec une indifférence calculée, elle jetait un coup d'oeil dans la salle du bar, et adressait un bonjour à la seule personne qu'elle désirait interpeller, Franck.
Concentré sur son devoir d'écriture, il arborait une petite barbichette naissante sous son menton mal rasé que la minerve ne soutenait plus. Cela lui donnait l'air studieux d'un étudiant d'environ vingt-cinq ans. De la pointe de son crayon, il arrangeait ses lignes inégales. Le texte rédigé dénonçait une écriture scolaire à la recherche permanente de rimes parfois pauvres mais terriblement efficaces.
« Alors, comme ça, toi, t'es auteur-compositeur interprète ? Un véritable artiste hein ?... méconnu du grand public mais bien reconnaissable dans ce trou. Au moins si t'es célèbre un jour, t'auras pas à partager ton pognon.
— Oui, mais c'est pas facile de créer, tu sais.
— Non, je sais pas, les artistes ça me gave. Tu travailles sur quoi en ce moment toi ?
— Ah ! c'est compliqué. En fait non, c'est simple. J'écris sur la personne qui m'a fait le plus de mal et qui me manque le plus. Voilà.
— L'amour, l'amour. Tu y crois toi à l'amour dans ton état ?
— Oui, mais moi c'est pas pareil. Je veux dire plein de choses, un peu à la Gainsbourrienne, tu vois ? — Tu manques pas d'air, l'artiste !
— Ben, faut avoir de l'ambition si je veux percer dans le métier. J'y travaille.
— Arrête, tu délires, tu te mets le doigt dans l'œil et bien profond mon pote. On est comme des chiens abandonnés sur la route. À toi aussi, ils ont supprimé le miroir dans ta piaule ? Tu ferais mieux de tirer un trait si tu veux survivre... ou une balle... si tu veux en finir. »
***
Deux appartements extérieurs au centre, baptisés "Amérique", avaient été aménagés dans le but de permettre aux futurs sortants une ré-appropriation des outils nécessaires au quotidien. Bien malgré elle, Marinette dut suivre les séances prévues. La préparation d'un repas ne lui déplaisait pas, tant qu'elle n'était pas obligée comme les autres d'aller au supermarché pour remplir son panier. La salle d'animation devint son lieu de rendez-vous préféré.
« Salut mon pote l'artiste. Alors quuel est le sujet du jour ?
— Classique, le genre je t'aime moi non plus, en mieux.
— Amour mon cul oui ? C'est ta meuf qui t'a larguée non ?
— Ben comment tu sais ça ?
— C'est pas difficile à deviner. Tu écris, tu reçois jamais de courrier. C'était qu'une pouf, rien de plus. T'imagine quoi, en draguer une autre ? La prochaine, tu la feras fuir ! Tu crois qu'elle va supporter ce que tu ne peux pas cacher, toi ?
— Les sentiments, y a que ça de vrai. »
Mireille la responsable leur signifia la fermeture des locaux.
« Oui, tu as peut-être raison, mais j'y crois voilà, c'est un grand thème.
— Bon courage alors. »
Elle quitta la salle sans savoir comment orthographier le dernier “thème”, lancé comme une bouée.
***
Elle repoussait toujours la date de sa première sortie en milieu ordinaire. Franck libéré d'une béquille lui proposa de l'accompagner. Par principe et pour confirmer sa mauvaise humeur, elle refusa son soutien... moins catégoriquement qu'à son habitude.
Lorsque le jour suivant Marinette émit le désir de s'acheter une robe, l'ergothérapeute nota qu'un pas avait été franchi.
Annotations