Larmes et sang (scène 2)
La fatigue du marchand s'évapora instantanément, balayée par une peur viscérale qui commandait à ses instincts les plus primitifs de prendre la fuite. Précédé par Nemu, il sortit de la chaumière en toute hâte. Déjà, les premiers flambeaux convergeaient vers l'entrée du village, là d'où provenaient ces cris insoutenables.
Sans ralentir l'allure, Nemu s'y précipita également.
— Reviens ! s'horrifia Bailram. C'est de la folie ! Reviens !
Sourde à son appel, la jeune femme disparut dans la nuit. Elle dévala à toutes enjambées le chemin qui menait à l'entrée du village, dépassa le puits et coupa à travers un petit potager pour parvenir à l'endroit où ils avaient abandonné la carriole. Face à elle, plusieurs villageois agitaient frénétiquement leur torche. La clameur de leurs efforts était noyée par des hurlements de douleur suraigus qui faisaient écho aux supplices des damnées lorsqu'ils furent précipités dans les abysses.
Nemu se figea. Les lumières fuyantes des flambeaux laissaient apparaître une incarnation cauchemardesque, sombre et difforme, aussi imposante qu'une chaumière. Sur sa face aplatie, émergeaient deux dents protubérantes, pareilles à des épieux qui s'élevaient vers le ciel. Sa peau noire, semblable à de l'écorce, était recouverte de longs filaments translucides qui retombaient jusqu'au sol comme une longue chevelure d'épouvante. Quoi qu'en disent les légendes, cette monstruosité semblait être l'une des créations ignominieuses de l'Obscurité.
Prisonnière des griffes du monstre qui lui lacéraient le dos, une jeune femme couverte de sang hurlait à l'agonie et suppliait qu'on lui vienne en aide. Un jeune homme, plus hardi que les autres, tenta alors de s'approcher par-derrière. Mais l’abomination se retourna avec une vivacité fulgurante et lui assena un violent coup de queue. Le malheureux fut projeté en avant, à quelques mètres seulement de la prisonnière dont les plaintes continuaient de déchirer la nuit. Sonné, le jeune homme lui tendit désespérément la main mais une griffe protubérante se planta dans son dos. Avec une effroyable agilité, la créature déchiqueta le jeune imprudent, piétinant au passage sa prisonnière dont les cris de supplice s’achevèrent en un gargouillis rauque et inhumain.
— Que s'est-il passé ? hurla Kurt qui venait d'arriver.
— C'est Tania, répondit un homme à la voix chevrotante. On était venu voir la créature que vous aviez ramenée lorsque ce… ce… monstre a surgi de nulle part ! Par les étoiles… Tania… elle… elle est…
— Ramenez-le chez lui, ordonna le géant, les autres avec moi, on va pas se laisser faire !
Sous l'impulsion de Kurt, plusieurs villageois firent face au fléau et projetèrent une salve de javelots improvisés. Les traits ricochèrent misérablement sur le dos de la créature qui fondit sur quelques hommes qui avaient commis l’erreur de trop s’approcher. Aussitôt, Nemu tira son épée et se précipita sur le flanc exposé de l'abomination. Mais alors qu'elle s'apprêtait à frapper, la créature se retourna brusquement. La jeune femme esquiva de justesse un coup de queue mais perdit l'équilibre et trébucha en avant. Une gueule béante, pourvue de deux rangées de dents ensanglantées, fondit sur elle. Au même instant, un javelot ricocha sur la tête de la créature qui s’ébroua furieusement.
Exploitant la diversion, Nemu roula sur le côté et se releva avec une grâce féline. Elle esquiva habillement les griffes mortelles du monstre puis recula de quelques mètres. L'attention de l’abomination se reporta alors sur un villageois qui tentait de s'approcher pour enfoncer une lance dans son ventre. D'un coup de patte, elle le cloua au sol puis le déchiqueta vivant, arrachant ses membres et faisant voler ses entrailles. Nemu tenta à nouveau de s'approcher, mais à peine avait-elle fait quelques pas que la créature abandonna la carcasse méconnaissable pour lui faire face. Empreint d'une force et d'une rage destructrice, le fléau se rua sur la jeune femme. Surprise par la fulgurance de l'attaque, elle bondit en arrière et dévia de sa lame un coup de patte mortel. Mais l'une des griffes acérées de la créature échappa au contrôle de son épée et dévia de sa trajectoire, lui lacérant profondément la cuisse. Nemu laissa échapper un cri douleur et tomba lourdement au sol. Un tonneau vide roula alors derrière la monstruosité qui fit aussitôt volte-face, délaissant la jeune femme blessée.
Bailram sortit aussitôt de l'ombre d'une petite masure dévastée et se précipita vers son associée pour la tirer en arrière. Il jurait à voix basse, la mâchoire serrée, tremblant de peur. Le tonneau vola en éclat, subissant le courroux déchaîné de la créature qui se retournait déjà vers un autre villageois imprudent qui fut décapité par l'une des griffes meurtrières de l’abomination. À bout de forces, le marchand se laissa tomber à côté de sa garde du corps, derrière les murs de la petite bâtisse.
— Par les tempêtes, c'est de la folie… Tu dois utiliser tes dons Nemu ou nous allons tous y rester ! s'exclama-t-il en tentant de reprendre son souffle.
D'un geste vif, la jeune femme déchira un morceau de sa tunique et noua un bandage de fortune autour de sa jambe meurtrie. Prudemment, elle passa la tête derrière le mur puis se rassit en fermant les yeux.
— Des gens meurent devant toi ! Et nous allons mourir aussi si tu ne fais rien !
— Je n'arrive pas… susurra-t-elle. Je n'arrive pas à invoquer.
Elle prit une profonde inspiration et ouvrit ses yeux verts, brillants d'émotions.
— J'essaye, encore, encore, mais rien. Je n'arrive pas à contrôler le don.
— Mais hier tu as pourtant…
— La dernière fois c’était accident, murmura-t-elle accablée. Je n’ai plus invoqué depuis longtemps et là, je n’arrive plus.
Bouleversé par cette révélation, Bailram se laissa aller contre le mur.
— Nous… nous sommes perdus.
C'est alors qu'une voix à l'intensité surprenante retentit par-dessus les cris de détresse :
— Reculez, Reculez ! Vous ne faites qu'attiser sa colère en vous en approchant ! Elle protège la dépouille de son petit. Allez chercher les autres et regroupez-vous, nous devons fuir au sanctuaire, dans les mines !
Entourée par une foule de villageois apeurés et désemparés, la vieille dame se distinguait par son calme et son sang-froid. Avec une assurance qui surprit Bailram, elle fit reculer les hommes tandis que la monstruosité dévorait frénétiquement les victimes qui jonchaient le sol imbibé de sang. Rapidement, de petits groupes se formèrent et des messagers furent envoyés dans toutes les chaumières.
— Vous aussi, venez, vite ! adressa la vieille dame à Bailram et à sa garde du corps.
— C'est inutile, elle va nous prendre en chasse et nous tuer un à un ! s'exclama le marchand.
— Pour l'instant, elle ne semble pas vouloir s'éloigner de la carriole. Partons maintenant avant qu'elle ne se lance à notre poursuite. Venez, le temps presse ! assena-t-elle.
Nemu détacha avec peine son regard consterné de la créature et Bailram dut user de toute sa force pour la remettre debout. Le fléau déchiquetait les chairs, broyait les os et engloutissait les membres qui dégoulinaient d'un répugnant liquide rougeâtre. Le marchand pouvait se vanter d'avoir vu beaucoup de choses dans sa vie, pourtant, cette image resterait gravée à tout jamais dans sa mémoire ; une scène insoutenable où la brutalité sauvage s'était déchaînée à son état pur.
Abandonnant leurs morts, les vivants prirent la fuite. Pareille à une matriarche winchapi, la vieille dame continuait à exhorter les hommes et à organiser la débâcle. Les habitants se regroupèrent, emportant le strict minimum et abandonnant les bêtes derrières eux, espérant ainsi pouvoir retarder l’abomination.
Bientôt, une longue colonne de torches éclaira le chemin qui grimpait le long des parois abruptes de la montagne. Un silence funèbre écrasait la procession. Enfants, femmes, hommes et anciens marchaient le visage fermé, étouffant leurs sanglots et redoutant à chaque instant que la calamité ne surgisse des profondeurs nocturnes. Malgré les protestations de Bailram, Nemu avait tenu à rester à l'arrière de la colonne. Résigné et à bout de forces, le marchand avait accepté de rester avec elle pour la soutenir.
Après une ascension longue et oppressante, ils parvinrent enfin devant une impressionnante falaise de grès, percée à sa base d'une étroite entrée. Deux par deux, les réfugiés pénétrèrent dans les mines. Bailram et Nemu furent les derniers à entrer. Le monde extérieur était devenu leur ennemi et le marchand fut soulagé lorsqu'il pénétra dans cette étroite galerie humide et obscure. Elle lui rappelait son enfance et les grandes galeries souterraines de Qarth-Hadash. Sa ville natale lui manquait, cela faisait si longtemps qu’il n’y était pas retourné. Il aurait aimé revoir les grandes pyramides de la dynastie Hégalienne, les jardins suspendus de l'Ar-Melkar et ces grandes rues colorées grouillantes de monde… Quelle folie l’avait-elle conduit si loin de chez lui ? Un pincement au cœur l’anima soudain et l’image de Nemu se dessina dans son esprit. Il n’aurait sans doute jamais rencontré Nemu s’il n’avait pas quitté son monde d’enfance.
Bailram prit soudainement conscience des risques inconsidérés qu’il avait pris quelques heures auparavant. Plutôt que de fuir, il avait suivi la jeune femme dans la nuit. Il avait assisté à ses efforts impuissants et lorsqu’elle avait été menacée par l’abomination il n’avait pas hésité un seul instant. Il avait risqué sa vie pour elle. Lui Bailram-Mardokh-Ei avait risqué sa vie pour autrui. Le marchand était abasourdi. Mais alors que son esprit divaguait sur les raisons de son comportement, il remarqua soudain une étrange lumière qui commençait à émaner des parois suintantes.
La lumière s’intensifia et, au détour d’un virage à angle droit, ils parvinrent dans une gigantesque caverne baignée d’une douce lueur dorée. Devant eux s’étendait un vaste monde souterrain, luxuriant, où les fougères et autres végétaux bioluminescents semblaient régner en maîtres absolus.
Cette vision enchanteresse agissait comme un baume réparateur. Mais le marchand était trop atterré pour apprécier la beauté des lieux. En silence, il guida Nemu à l'écart des villageois qui s'étaient rassemblés devant de surprenantes structures troglodytiques. Des pleurs et des sanglots résonnaient dans la grotte, emplissant les lieux d'une profonde tristesse. Abattu, Bailram se retourna vers Nemu. Elle affichait un visage effondré, rongé par la culpabilité et la fatigue.
— Ce n'est pas ta faute, s'entendit prononcer le marchand d'une voix lasse.
Nemu releva doucement la tête et ses tresses glissèrent dans son dos. Elle empoigna alors la garde de son épée et tenta maladroitement de se redresser en prenant appui sur sa jambe blessée. À quelques mètres devant eux, Kurt et une poignée de villageois s'approchaient, le visage furieux, armés de lances et de gourdins.
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