Memoriae (scène 2)

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L’acier chantait avec entrain. Haletante, Nemu cadençait sa respiration sur le rythme soutenu du combat. Sans céder à la pression, elle s’appliquait à garder à distance la hache de son adversaire, tout en essayant de placer des attaques qui le mettraient en difficulté. Elle avait l’avantage de l’allonge, grâce à son épée, mais le combattant qu’elle affrontait était aussi expérimenté que rusé.

Percevant une faille dans la parade de son adversaire, l’adolescente se fendit brusquement et porta un coup à la jambe. Surpris, le combattant recula d’un pas assuré et dévia la lame de Nemu à l’aide de son bouclier. Avant que la jeune fille ne parvienne à reprendre sa garde, il crocheta son bouclier avec sa hache et d’un coup sec, la projeta au sol. Mais alors qu’il s’apprêtait à lui porter le coup de grâce, Nemu se déroba à une vitesse surhumaine. Comme si le temps avait soudainement été ralenti, elle se redressa d'un bond, brisa la garde de son opposant et termina sa course face à lui, l’épée pressée contre sa gorge ; les yeux de la jeune fille étincelaient d’un éclat bleuté qui dessinait dans ses pupilles des formes éphémères et fascinantes.

Terfel émit un grognement rauque, que Nemu avait appris à interpréter comme une forme d’éloge, tandis que des applaudissements retentirent de l’autre côté de la carrière d’entraînement :

— Bravo ! s’exclama un jeune garçon.

L’adolescente lui adressa une révérence malicieuse tandis que l’orage bleuté qui animait ses pupilles s’atténuait.

— Tu as éveillé ton don, fit remarquer le vieux guerrier sur un ton de reproche.

— C’est vous qui m’avez appris à utiliser toutes les armes dont je dispose, répliqua-t-elle avec un air de défi.

Le guerrier aux cheveux grisonnants hocha la tête, visiblement satisfait de la réponse de son élève :

— Ton mouvement de jambes est encore à améliorer, tu as été gênée par ton pied droit qui était trop avancé. L’angle de ton bouclier m’a également permis de le crocheter plus facilement, relève-le d’avantage, ordonna-t-il tout en reproduisant le mouvement avec sa hache pour illustrer ses propos.

Il émit un nouveau grognement d’approbation lorsque Nemu rehaussa sa garde.

— Ce sera tout pour ce matin, l’halmir m’a ordonné de réorganiser nos guerriers pour le grand banquet de ce soir. Tu devrais aller te reposer aussi, la soirée va être longue.

Nemu salua son maître d’armes et rejoignit le jeune garçon qui l’attendait.

— Pauvre Terfel, depuis quand ne t’a-t-il plus battue ? s’exclama-t-il en rigolant.

— Mon jeune frère ne devrait-il pas être auprès de notre mère pour l’aider à préparer la salle commune pour le banquet de ce soir ? le réprimanda-t-elle.

— Je faisais juste une petite pause…

Nemu le toisa d’un regard faussement réprobateur ; elle reconnaissait en Hagi l’enfant curieuse et tumultueuse qu’elle avait été autrefois. Aujourd’hui âgée de 15 ans, la jeune fille s’était assagie. En quelques années d’entraînement seulement, son don s’était épanoui et avait fait d’elle la guerrière le plus forte du village. Tous s’accordaient à penser qu’elle était promise à un glorieux avenir et qu’elle ferait le prestige du clan.

— Maintenant que tu as fini ton combat, tu peux venir m’aider ? proposa Hagi. Je dois regrouper les moutons qui seront offerts au banquet de ce soir et…

— Non, le coupa-t-elle C’est la tâche que mère t’a confiée, tu dois t’en charger seul. En plus, je n’ai même pas encore terminé mon entraînement.

— Tu vas dessiner les runes ? s’exclama son jeune frère d’une voix surexcitée.

— Ce ne sont pas des runes… mais oui, je vais dessiner. Et toi tu vas devoir t’occuper de ce que l’on t’a confié.

L’enfant fit une moue désespérée et s’éloigna à contrecœur.

— Si tu as bien travaillé, j’en dessinerai juste pour toi ce soir, ajouta Nemu en le regardant traîner les pieds.

Hagi releva la tête et un large sourire illumina son visage. Il adressa un signe de la main à sa sœur et s’en alla en courant. Cet enfant est beaucoup trop malin, songea la jeune fille avec un sourire en coin.

Reprenant sa concentration, Nemu se positionna au milieu de la carrière. Elle prit une profonde inspiration et fit le vide dans son esprit. À nouveau, elle laissa le don l’envahir ; c’était une sensation de bien-être qui s’emparait d’elle, comme un afflux de puissance qu’elle aurait pu ressentir après ses exercices physiques. C’était même au-delà de ça. Elle se sentait forte, intouchable, prête à se battre contre n’importe quel guerrier et à triompher sans le moindre mal.

Mais au-delà des capacités physiques et sensorielles qu’il lui offrait, Nemu pressentait que son don recelait un potentiel bien plus conséquent. Lorsqu’elle l’invoquait, elle percevait d’étranges souvenirs, flous et indistincts, qui gravaient en elle des certitudes et des connaissances dont la nature même lui échappait totalement. Ces images et ces sensations lui étaient aussi familières qu’inconnues et elle avait parfois l’impression de devenir une autre personne en s’appropriant des pensées et un savoir qui n’étaient pas les siens. Terfel lui avait un jour raconté qu’il s’agissait de la mémoire des anciens héros qui avaient foulé cette terre, et qu’en écoutant leurs souvenirs, elle deviendrait aussi forte qu’ils le furent jadis.

Nemu avait donc pris soin de les écouter et, parmi ces fragments mémoriels, elle avait découvert d’étranges symboles. Bien qu’elle n’eût aucune idée de leur signification, ni même comment les utiliser, elle les pressentait chargés d’une puissance brute, incommensurable. Ce n’était pas une force humaine, comme un coup violent que l’on porterait avec une épée, mais une énergie primordiale qui échappait à toute compréhension. Un jour, alors qu’elle s’entraînait, la jeune fille avait ressenti un besoin instinctif de matérialiser ces symboles et, comme si elle en avait toujours été capable, les avait tracés dans le vide. Des filaments de lumière avaient alors jailli de ses doigts et avaient façonné des symboles éphémères qui s’étaient dissipés dans un nuage de poussières scintillantes. Depuis, elle avait appris à dessiner de nombreux autres symboles et s’était entraînée à les tracer dans le vide. Mais il lui manquait l’essentiel : la clé qui lui permettrait de libérer le potentiel qu’ils renfermaient.

Aujourd’hui encore, son entraînement fut vain et son don se révoqua de lui-même après plusieurs essais infructueux. Comme à chaque fois, une désagréable sensation de vide s’empara de son esprit tandis que ses connaissances d’éveillé s’effaçaient comme un rêve au petit matin. La jeune fille, s’accorda quelques instants de répit, puis, frustrée de ce nouvel échec, décida d’employer l’énergie de sa colère pour aider aux préparatifs du traditionnel banquet du Yolen.

Dès le début d’après-midi, les chefs de clans et leur entourage se présentèrent dans le village et l’animation réchauffa les corps engourdis par les rigueurs de l’hiver. Le soir venu, lorsque tous furent présents, le grand banquet débuta dans la salle commune. L’halmir prit tout d’abord la parole et souhaita, comme de coutume, vigueur et bravoure à ses homologues. Tandis que les chefs de clans s’échangeaient les politesses protocolaires, Nemu prit place à côté de son père et de son jeune frère, Hagi. Elle était déjà le sujet de conversation principal chez les convives. Des guerrières et guerriers l’observaient avec convoitise, chacun espérait avoir la chance de pouvoir mesurer sa force avec celle qui faisait la fierté du clan des Erdins.

— Ils te regardent tous, lui adressa discrètement son père.

Une pointe de fierté perça dans sa remarque. Mais alors que Nemu s’apprêtait à lui répondre, un silence glacial envahit la salle. Les chants d’éloges se turent, de même que les flûtes, les vièles et les tambours qui les accompagnaient. Trois individus firent solennellement leur apparition dans la pièce. Ils étaient vêtus de manteaux cérémoniels et de longs tatouages striaient les parties visibles de leur corps. La jeune fille reconnut parmi eux Celui-qui-capture-les-âmes-aériennes. Les druides se mélangeaient rarement aux Hommes, mais en cette soirée où la nuit atteignait son paroxysme, ils guideraient les cérémonies du Yolen qui verraient les Dieux-Arbres s’affronter pour le trône des saisons.

Avec une démarche hiératique, les druides prirent place devant une large table en bois massif, recouverte d’offrandes cérémonielles. Celui-qui-capture-les-âmes-aériennes éleva une coupe en pierre lunaire et fit mine de la porter à ses lèvres avant d’en répandre le contenu au sol, prouvant ainsi sa loyauté envers les dieux. Puis, il entra en transe et psalmodia un flot de paroles anciennes qui se mélangèrent aux volutes de fumées qui l’enveloppaient : son âme communiait avec l’inframonde, le royaume du divin. Comme toute l’assemblée, Nemu retenait son souffle. Si le Roi du Houx triomphait du combat contre son frère, le Roi de Chêne, les saisons froides se prolongeraient pendant de longs mois et la famine s’abattrait sur eux. Les clans seraient alors contraints de se battre pour survivre et nombreux guerriers partiraient rejoindre la terre des légendes.

Au terme de la cérémonie, Celui-qui-capture-les-âmes-aériennes se tut. Puis, dans un geste victorieux, il brandit devant l’assemblée un rameau de chêne. De bruyantes acclamations accompagnèrent son geste : le Roi de Chêne venait de triompher, annonçant ainsi le retour progressif des saisons douces.

Le banquet débuta alors dans une ambiance assourdissante de cris, de rires et de chants qui narraient les plus grands exploits guerriers de l’année passée.

— Il ne te lâche pas du regard, commenta discrètement Hagi.

— Qui ? demanda négligemment Nemu en piquant un généreux morceau de viande dans son assiette.

— Nour, le fils de notre halmir.

— N…

Nemu s’étouffa et avala une gorgée de bière pour faire passer sa gêne. Elle recoiffa maladroitement l’une de ses mèches tressées et fit mine de balayer l’assemblée du regard. L’espace d’un court instant, ses yeux croisèrent ceux de Nour qui la gratifia d’un sourire radieux.

— Il te plaît hein ! taquina son frère. Je pense que tu lui plais beaucoup aussi.

— Arrête ça tout de suite, bégaya Nemu tout en essayant de recomposer une attitude neutre.

Le rouge lui était monté jusqu’aux oreilles et elle espérait secrètement que quiconque l’observait mettrait sa teinte écarlate sur le compte de la chaleur qui régnait dans la pièce. La jeune fille tenta un nouveau coup d’œil discret en direction de Nour, mais un homme corpulent s'était interposé entre eux. Vêtu de peaux de bêtes, il approchait d’elle d’un pas décidé, un large sourire dessiné sur le visage. Lorsqu’il se trouva devant la table de Nemu, il saisit sa hache et la planta violemment à côté d’elle.

— Avec les gars là-bas on s’posait la question, commença-t-il d’une voix rauque, pleine de mépris. Eux, ils pensent que t’es vraiment une de ces katuwiros. Moi j’pense pas. J’pense même que tu chialeras avant que j’t-ai touchée.

Nemu et son père se redressèrent de concert et l’assemblée se tut. Quelques acclamations fusèrent. La jeune femme adressa un regard dur à son père qui se rassit après une brève hésitation. Elle savait qu’il avait agi instinctivement, mais il l’insultait publiquement en prenant sa défense. C’était elle qui avait été provoquée et c’était à elle de laver son honneur.

Elle détourna son regard et le plongea dans celui de l’homme qui empestait l’alcool.

— J’aime bien ça, ouais, commenta-t-il en essayant de reprendre son arme plantée dans la table.

D’un geste vif, Nemu bloqua la tête de la hache avec sa main droite, empêchant ainsi l’homme de la retirer. Il esquissa un grognement, puis abandonna son arme et décocha un violent coup de poing à la jeune fille. Nemu esquiva sans la moindre difficulté et lui attrapa le bras en lui insufflant une violente poussée en avant. L’homme bascula tout entier de l’autre côté de la table et s’affala au milieu des assiettes brisées et verres renversés, sous les éclats de rire de l’assemblée. Il se redressa en titubant, rigolant de concert avec les convives.

— T’es une petite maline toi, mais je te préviens…

Un éclat de clairvoyance traversa brusquement l’esprit de Nemu : le don l’appelait. Elle l’invoqua aussitôt et un flot de souvenirs la submergea. Le temps s’était ralenti autour d’elle. Elle ne voyait rien mais comprenait tout. L’énergie chaotique, la résonance céleste, les symboles... non, les glyphes. Tout était là, à sa portée. Guidée par son instinct mémoriel, elle traça un glyphe qu’elle connaissait depuis longtemps maintenant et par sa volonté, lui insuffla le pouvoir de vivre. L’antique symbole vibra dans l’espace, dégageant un halo bleuté qui pulsait au rythme des battements du cœur de la jeune fille. Pendant un instant, rien d’autre ne se produisit, le glyphe demeurait suspendu dans le vide, paré d’une lumière étincelante. Puis, comme si cela avait été naturel, Nemu prononça un mot ancien qui résonna par l’écho de milliers de voix. Aussitôt, le glyphe libéra son énergie et une violente bourrasque projeta l’homme à plusieurs mètres derrière. Il s’écrasa lourdement contre un pilier de la salle et retomba au sol, inconscient.

Agitée par des spasmes d’une nouvelle nature, Nemu fut instantanément submergée par une puissance dévorante qui menaçait de s’emparer d’elle. Une part de son esprit lui ordonnait d’aller plus loin, d’acquérir encore plus de puissance et de continuer à invoquer les glyphes. Oui, il lui fallait puiser d’avantage dans cette énergie, la libérer sous toutes ses formes. Méfie-toi. Une voix inconnue résonna dans sa tête et perça le chaos avec la force mentale d’une violente gifle. Nemu reprit conscience d’elle-même et éprouva alors un rejet viscéral pour cet afflux de puissance. Usant de toute sa volonté et de sa détermination, elle parvint à repousser la partie dissidente de son esprit et réussit à révoquer son don. Elle dégoulinait de sueur et, sans qu’elle ne s’en soit rendu compte, sa respiration s’était emballée à tel point que sa poitrine lui faisait mal. Face à l’assemblée silencieuse qui était restée bouche bée, Nemu sourit puis éclata de rire. Elle venait enfin de trouver la clé.

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