Confrontation (scène 1)

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L’horizon s’obscurcissait. Obéissant à un cycle gravé dans l’éternité, Nyx recouvrait lentement le monde de son manteau de nuit. Les premières étoiles illuminaient déjà le ciel ambré tandis que les constellations perçaient les cieux de leurs feux nébuleux. Pourtant, ce soir, il fut au moins un mortel qui était incapable d’apprécier ce spectacle. Bailram chevauchait à vive allure, jurant et éperonnant sa monture qui reniflait bruyamment sur les pentes abruptes de la montagne. L’obscurité recouvrait les terres et sous son couvert, la créature menaçait de surgir à tout instant. Derrière lui, Nemu fermait la marche. Elle gardait son sang-froid habituel, ce qui apaisa un peu le marchand. Toutefois, il ne fut définitivement rassuré que lorsqu’il aperçut l’entrée de la caverne. Abandonnant derrière lui les ténèbres nocturnes, il ressentit un profond soulagement en respirant cette odeur minérale, caractéristique des mondes souterrains qu’il affectionnait tant.

Dans le village troglodytique, tous les habitants s’étaient réunis autour d’un grand foyer. Kurt dominait l’assemblée et semblait mener un débat agité qu’il interrompit lorsqu’on lui signala l’arrivée des deux étrangers. Les voix se perdirent en murmures et tous les regards convergèrent vers les nouveaux venus. On leur jetait les mêmes regards méfiants que lorsqu’ils étaient arrivés au village quelques jours plutôt. Bailram y décela toutefois un soupçon de défiance et de mépris.

— Vous l’avez tué ? demanda sèchement le colosse.

Rien dans sa voix ne laissait présager une discussion amicale.

— Non, nous ne l’avons pas encore débusquée, mais nous avons trouvé mieux.

— Ah, vraiment, railla-t-il.

Kurt se retourna vers l’assemblé avec un air entendu. Quelques moqueries s’élevèrent avant que le colosse ne reprenne d’une voix puissante :

— Vous savez ce que je pense ? Je pense que vous êtes des lâches et que vous n’avez rien trouvé.

Ses accusations trouvèrent un écho menaçant auprès de l’assemblée. Des grognements d’approbation s’élevèrent parmi les villageois et certains se redressèrent, prêts à chasser les étrangers de la caverne.

— Nous savons d’où vient la créature, déclara le marchand pour recouvrir la clameur qui avait accueilli la dernière tirade du géant.

Un silence glacial envahit la grotte et les ardeurs de la foule s’estompèrent momentanément.

— Nous avons également la certitude qu’il ne reste plus qu’un seul de ces monstres sur cette île, reprit-il plus calmement.

— Vous mentez, estima le colosse après un moment d’incertitude.

— Et d’où viendrait-elle ? intervint finalement Mira d’une voix calme, teintée de méfiance et de curiosité.

L’assemblée se tut et tous les regards convergèrent vers le marchand. Celui-ci s’éclaircit la voix et résuma leur expédition à travers la forêt ainsi que leur découverte macabre des cadavres de parias. De nombreuses protestations s’élevèrent alors, mais la vieille dame fit aussitôt retomber le silence.

— Des parias ? C’est absurde, que faisaient-ils ici ?

— Nous pensons qu’ils cherchaient quelque chose… ou plutôt, qu’ils étaient venus récupérer ce qui leur appartenait.

Face au regard interrogateur et suspicieux de l’assemblée, le marchand se justifia.

— Lors de notre arrivée sur cette île, nous avons eu vent d’une histoire sordide : une ombre attaquait et tuait les habitants du village voisin en toute impunité. Il s’est avéré que ce monstre n’était qu’un homme, sans grand intérêt pour notre monde. Son récit en revanche venait poser les prémices de l’intrigue à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés. Il nous a raconté que son village avait été victime d’un raid paria, quatre jours avant les ides. Ces fanatiques ont brûlé les idoles du village et sont précipitamment repartis le lendemain. C’est précisément à cette période que les premières rumeurs d’ombres et de bêtes ont commencé à circuler dans le village.

— La première attaque a eu lieu deux jours avant les ides, fit remarquer un jeune homme de l’assemblée.

— Tout le monde sait que les parias n’attaquent pas les villages ! contesta un second.

— C’est tout à fait inhabituel en effet, reprit Mira. Malgré leur étrange religion, il n’y a jamais eu d’attaques de parias dans cette région. Pas à ma connaissance.

— À la mienne non plus, confirma le marchand.

Il marqua une courte pause et plongea son regard dans celui de Mira.

— Si les parias ont attaqué ce village c’est qu’ils devaient donc avoir une très bonne raison de le faire. Une raison suffisamment importante pour risquer de subir les foudres de Nova Caelysia et d’entacher la réputation de leur secte.

Les yeux verts de Mira s’écarquillèrent.

— Vous voulez dire qu’ils ont eux-mêmes amené ces créatures sur cette île ? souffla-t-elle à voix basse.

Bailram savourait cet instant où il sentait les yeux de l’assemblée fixés sur lui, le dévorant du regard, attendant désespérément le dénouement de l’histoire.

— Involontairement oui, reprit-il. Ce que nous avons découvert au bout de la piste était une épave. Un navire paria, piégé par les vents et déchiqueté par les falaises de l’île. Nous n’avions que peu de temps pour l’explorer, mais nous avons tout de même pu nous introduire à l’intérieur. Et au milieu des décombres de l’épave, nous avons découvert des cages. Quatre en tout. Deux d’entre elles étaient à l’avant et ont subi de plein fouet l’impact. Elles étaient remplies d’une masse de chairs difformes et purifiées qu’il était impossible d’identifier. Les deux autres, en revanche, étaient ouvertes et vides.

Un silence assourdissant enveloppa l’assemblée, rythmé par le crépitement des flammes qui semblait se délecter de la situation.

— Leur bateau, il s’est fait avoir par la tempête d’avant les ides, se risqua un villageois. C’tait pas des vents naturels, j’vous le dis moi. C’est les abyssaux qui sont r’venus pour nous anéantir !

Un frisson de terreur parcourut le groupe et des murmures apeurés s’élevèrent.

— Tu crois qu’on va avaler ça ? railla le colosse. Des parias, des monstres qu’ils auraient amenés ici ? Bah ! Je n’y crois pas, ces fanatiques sont tout juste bons à vénérer leur dieu-roi. Des fous qui ont abandonné la raison pour se cacher du monde, rien de plus.

— C’est invraisemblable, j’en ai parfaitement conscience et je suis incapable d’expliquer pourquoi les parias transportaient de telles aberrations. Pourtant toutes les preuves coïncident. Le navire qui transportait les créatures se fait surprendre par la tempête et s’écrase sur cette île. Face à cette catastrophe, les parias s’empressent de lancer une expédition de sauvetage, allant jusqu’à dissimuler leurs intentions en attaquant le village côtier. Malheureusement pour eux, il est trop tard, les créatures rôdent en liberté et surprennent leur équipe de secours d’où leur précipitation à quitter l’île.

Kurt grogna puis détourna le regard.

— Ce qui est également certain, reprit le marchand d’une voix empreinte de gravité, c’est que les parias se sont donné beaucoup de mal pour tenter de retrouver cette épave. Toutefois leur expédition fut un échec, en témoignent les cadavres de leurs éclaireurs qui pourrissent dans cette forêt maudite. Ce qui nous amène à ce point précis. Face à cette situation, ils ont préféré abandonner l’île, quitte à ce que l’épave et les créatures soient découvertes.

Face au silence de l’assemblée, Bailram insista.

— Tout un équipage, des hommes entraînés et censés connaître ces créatures ont préféré fuir plutôt que de défendre leurs secrets. Autant vous dire que cette monstruosité est beaucoup plus dangereuse que nous ne le supposions. Nous ne nous en débarrasserons probablement pas aussi facilement que nous l’avions prévu.

— Vous semblez avoir une idée, assena Mira. Venez-en aux faits je vous prie.

Comme Bailram l’avait espéré, Mira s’était montrée extrêmement réceptive à son récit. Il percevait même chez elle un malaise inhabituel. Quoi qu’il en soit, c’était le moment pour lui dévoiler son plan.

— En effet. La situation est désespérée, mais il nous reste une chance. Comme je l’ai dit plus tôt, nous pensons que les parias que nous avons retrouvés morts dans la forêt cherchaient quelque chose. Pas seulement le navire, mais un outil qui leur laissait penser qu’ils pourraient reprendre le contrôle de la situation si les créatures s’étaient échappées.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Mira.

— Réfléchissez bien. Ne trouvez-vous pas que le comportement de ces créatures est étrange ? Elles ne se nourrissent que partiellement des hommes qu’elles tuent et n’attaquent même pas le bétail qui constituerait une source d’alimentation bien plus conséquente. Ces créatures ne nous tuent pas parce qu’elles ont faim ou qu’elles défendent un territoire. Elles nous tuent parce qu’elles ont été entraînées à le faire.

Mira cilla et l’assemblée demeura prostrée dans un silence glacé. Le marchand savait que beaucoup d’entre eux pensaient avoir affaire à des abyssaux, ces créatures légendaires qui auraient tenté de détruire le monde avant l’événement du Legium. Pourtant personne ne restait indifférent à son discours. Il reprit d’une voix plus pragmatique :

— Nous pensons que dans l’épave, se trouve peut-être la solution qui nous permettrait de contrôler la dernière créature et de l’éliminer sans prendre le moindre risque. C’est ce que les parias seraient revenus chercher dans l’épave.

— Nous devons nous y rendre, approuva Mira d’un ton grave.

— C’est ce que nous comptions faire, approuva le marchand, surprit par l’empressement de la vieille dame. En contournant la forêt et en longeant la côte depuis les montagnes, nous y parviendrons plus rapidement et nous aurons plus de temps pour investiguer les lieux. Nous aurions toutefois besoin d’un œil avisé et…

— Je viens également avec vous, déclara la vieille dame.

— Mâlka, c’est de la folie ! protesta Kurt, accompagné de plusieurs autres villageois.

— Nous ne pouvons pas vous perdre, qui s’occuperait de nous soigner et d’éduquer nos enfants ? reprit une femme.

— Il suffit, répliqua Mira d’un ton cassant. La priorité est notre survie à tous et donc l’élimination définitive de cette abomination. J’ai déjà eu l’occasion de déchiffrer des codex parias, je suis la plus à même d’aider sur place.

Le marchand connaissait Mira depuis quelques jours seulement, mais à en juger par l’air ahuri de certains villageois, elle ne devait pas souvent faire montre d’une telle autorité. Kurt lui-même la dévisageait avec un regard mêlant crainte et angoisse. Il se ressaisit soudain et déclara :

— Nous venons avec vous alors ! C’est notre village, c’est à nous de le défendre !

— Il serait sans doute préférable de rester en comité restreint, intervint le marchand. Plus nous sommes nombreux et plus nous risquons d’attirer l’attention de la créature. Nous ignorons tout de son comportement.

Kurt lui jeta un regard assassin.

— Vous avez raison, constata Mira. Que suggérez-vous ?

— Un groupe de cinq, tout au plus.

— Je viens avec vous, déclara promptement Kurt.

Il promena ensuite son regard sur l’assemblée et ses yeux s’arrêtèrent sur un grand gaillard, d’une trentaine d’années, tout aussi massif et musclé que lui.

— Pir’, tu viendras avec moi.

Sans esquisser la moindre surprise, l’homme se contenta de hocher de la tête en poussant un grognement qui devait être un « oui » d’approbation.

— C’est donc entendu, conclut Mira, nous partirons peu après les premières lueurs.

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