Souvenir premier ~ Mon apparition

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Pas de lumière, ni aucun son. Le noir total, le néant avant la vie. L’immobilité parfaite d’un corps informe, une masse de chair et d’os que l’énergie créatrice remplissait peu à peu. Mon cœur, vif et palpitant, charria le Thœ et le Kwo à travers les frêles veinules parcourant mon ossature. Le flux se répandit aussi vite qu’un claquement de doigts, enflammant mes muscles tétanisés. Mes membres se développèrent doucement, se contorsionnant en tous sens et durcissant de l’intérieur. Bientôt, ma tête jusqu’alors vide et légère se remplit de sensations.

Alors, comme si une paire de mains chaudes et gigantesques venaient de me déposer sur une surface plane, j’éprouvai lentement le poids de mon propre corps et le contact avec un sol doux et frais. Puis le contact se brisa et ma peau se couvrit de glyphes, de marques diverses et éparses, telles les empreintes des doigts brûlants de mes créateurs. Les informations sensibles de mon environnement commencèrent à me parvenir. Le flux calme de l’air, la douce chaleur du soleil, le son d’abord étouffé et de plus en plus audible des choses qui m’entouraient. Ma conscience s’éveilla, je sentis que j’étais capable de remuer. Mes yeux roulèrent sous mes paupières closes, ma bouche s’entrouvrit en tremblant et le vent vint lécher l’intérieur sec de mes joues.

Les sons étaient désormais tout à fait distincts et de plus en plus proches. Poussé par une curiosité irrépressible, je m’éveillai.

Ébloui, je mis un peu de temps à parvenir à maintenir mes yeux ouverts. Au-dessus de moi s’étendait un voile d’un puissant bleu azur dépourvu d’impureté. Dans ma vision périphérique, je perçus du mouvement et tournai alors la tête. Des formes solides imprégnées d’énergie créatrice se tenaient tout autour de moi. De fins filins rouges et bleus dansaient autour de leurs silhouettes, se mêlant et se démêlant, entrant parfois en elles. Mon regard fut attiré par leurs mouvements constants, si nombreux que je ne m’attardais sur aucun d’entre eux.

Un courant frais caressa mon ventre nu et un frisson me parcourut. Mes muscles se crispèrent. La vague s’éloigna de moi. Elle avait ébranlé les courts cheveux roses qui habillaient mon front et encadraient ma face, les éparpillant devant mes yeux encore fatigués. Ce flux d’une douceur incommensurable et contenant cependant une puissance infinie m’était familier. C’était l’énergie de la vie et de la forme, le Thœ et le Kwo, la manifestation physique de mes parents. Alors que je venais tout juste de quitter leur étreinte affectueuse, je pouvais sentir leur volonté être entraînée par ce courant, couler dans l’eau du ruisseau à quelques pieds de là, flotter autour et imprégner la terre. Elle se fondait en moi, résonnant dans tout mon corps et dans mon esprit. Bien qu’iels fussent encore présents, la proximité n’était plus la même. J’avais quitté leur sein pour acquérir l’indépendance, une conscience propre et un corps façonné de leurs mains. Cette liberté nouvelle, acquise au prix d’une violente perte, provoqua une réaction sensible en moi. Mes yeux et mon nez commencèrent à me piquer, mes pommettes s’échauffèrent et un liquide salé coula sur mon visage.

Étonné, je me relevai difficilement sur les fesses pour limiter la perte de cette matière nouvelle dont l’écoulement me brûlait les globes oculaires. Mais mes mains ne suffirent pas à la retenir et j’avais beau les presser sur mon visage, elle ne cessait de me quitter. Fermant les yeux de toutes mes forces, je retrouvai temporairement le noir d’avant le grand départ et ce retour en arrière, au néant de l’avant-vie, n’eut rien de réconfortant. Je me souvins de mon immobilité passée et refusai soudain d’y retourner. Après tout, avant d’avoir acquis une conscience, je ne pouvais rien ressentir de tout cela, aussi douloureux que se fut.

Tétanisé par la peur de repartir d’où je venais, je retirai mes mains et cherchai du secours auprès de ceux qui m’entouraient. Ces êtres, à la fois semblables et différents de moi, faisaient usage de leurs voix en me jetant de petits regards. Ces sonorités étaient nettement différentes des sons de la nature, plus vives, plus chantantes, plus… familières. Deux d’entre eux étaient à quelques pieds de moi et produisaient des bruits l’un envers l’autre dans une forme d’échange. Mon regard insistant attira leur attention. L’un d’eux s’avança lentement et se mit à mon niveau.

Il approcha sa main de mon visage. Par réflexe je reculai la tête et il stoppa son geste. Des sons feutrés émanèrent de sa bouche. Son timbre était agréable et me calma un peu. Il posa un doigt entre mes sourcils et, sans que je comprenne pourquoi, ce doux contact apaisa mon chagrin. Je sentis les muscles de mon visage se décontracter. Ce congénère avait un sourire bienveillant sur les lèvres. Bien que sa main fût froide, il émanait de lui une grande chaleur d’esprit. Quelques filins d’énergie caressèrent son visage et vinrent se glisser dans le faible espace entre ses deux lèvres. Mes parents le reconnaissaient. Iel était… comme moi. Ma famille, mon adelphe.

Alors qu’iel échangeait quelques sons avec son camarade resté debout, je pus l’observer plus en détails. Ses cheveux fins et clairs tombaient en cascade sur ses épaules comme la plus douce des soies. Les mèches provenant des tempes étaient tressées et attachées à l’arrière du crâne par une pince dorée gravée de motifs floraux. Une mèche rebelle traversait son front, iel la repoussait de temps à autre avec grâce, sans agacement aucun, sans même y porter attention. Ses yeux, entièrement emplis d’un violet grisé, tristes comme le ciel voilé, étaient encadrés de longs cils blancs s’écartant tels les branches d’un arbre qui aurait souhaité atteindre les étoiles. Des stigmates de ce même violet ressortaient sur la pâleur de sa peau, ils la quadrillaient en lignes fines se terminant par des cercles tantôt creux, tantôt pleins, semblant délimiter des zones distinctes dans ce tout harmonieux. Une de ces lignes lui traversaient la totalité du visage en passant sur son nez et au creux de ses oreilles, soulignant son regard. Les différentes couches d’étoffes qu’iel vêtait étaient amples, masquant son anatomie et formant des masses de plis inextricables à ses pieds. Par-dessus, autour des épaules et jusqu’au milieu du torse, iel portait une pèlerine fendue, courte cape d’un violet floral attachée sur le devant par une décoration en bois engravée verticalement de formes étranges. Sous la décoration pendaient deux pompons en tissus de couleur semblable à celle de la cape.

Instinctivement, je portai mon membre encore faible à son visage. Surpris, iel tourna vivement la tête, les sourcils en arc. Mes doigts incertains frôlèrent son front puis, m’attrapant gentiment la main pour l’écarter, iel me lança un sourire. Dans un effort de communication, j’étirai moi aussi la bouche dans un rictus. Iel regarda une dernière fois son camarade avant de se relever avec élégance et de se reculer.

La perte du contact et de la proximité me chagrina quelque peu et un son de déception sortit de ma bouche. Iel me répondit par un autre son et me tendit les bras. Encore inconnu au langage de ce monde et de ses habitants, je tournai la tête vers l’autre être pour observer sa réaction. À quelques pas derrière, celui-ci était encore plus grand et surplombant. Ses épais cheveux d’un noir de jais étaient parfaitement arrangés, pas une mèche ne s’en échappait. Tirés en arrière, ils dévoilaient une figure divine mais grave et anguleuse, couverte sur toute sa partie supérieure d’un violet profond et envoûtant. Cette particularité noyait ses yeux au sein de son propre visage, comme une farce de la création. Sans l’humidité de ces derniers, j'aurais pu les manquer et aurais alors cru qu’iel était sans regard. Malgré la noirceur de ses sourcils, ils ne tranchaient pas encore assez avec la couleur de son stigmate pour que je pusse, à cette distance, déceler une once d’émotion. Sa tenue était également longue et claire, rehaussée d’une pèlerine similaire. Bien qu’elle fût semblable en tous points à celle de son camarade, sa façon de la vêtir et de l’entretenir exprimait une personnalité davantage superficielle. Son maintien était cérémonieux et laissait transparaître non moins de grâce que l’autre ne semblait en posséder lui-même.

Tandis que le premier continuait d’émettre des sons à mon attention en me tendant les bras, celui-là ne bronchait pas. Iel me regardait fixement – je croyais – attendant que les choses se passassent. Au bout d’un moment, iel soupira, s’avança et finit par me tendre une main. Intrigué par sa soudaine attitude, je m’apprêtais à l’accepter quand iel me saisit brusquement et me tira vers lui, me décollant instantanément du sol. Encore trop faibles pour me soutenir, mes jambes plièrent sous mon poids, je trébuchai et fus accueilli par les bras protecteurs du premier être qui jeta quelques sons agacés contre son ami. Ce dernier ricana avec dédain, dévoilant une rangée de dents blanches, et se détourna.

Avec cet appui, je pus enfin me tenir debout. J’étais heureux d’être à la même hauteur que tous ceux qui m’entouraient ! À terre, je me sentais presque à leur merci. Deux personnes s’approchèrent et placèrent un tissu blanc sur mon dos et mes épaules. Je m’enveloppai alors dedans, cachant mon corps nu aux regards. Le linge me faisait comme une seconde peau, c’était un drôle de contact qui me chatouillait les jambes. Son odeur était agréable aussi, un mélange de fleurs et d’herbe fraîche. Je me réchauffai très vite et, bientôt, cessai de trembler.

On me tira par le bras pour me contraindre à faire quelques pas. Ce fut chose facile, car j’étais motivé à ne plus me laisser distancer par cet être aux cheveux clairs. Plus le temps passait, plus je sentais le Thœ et le Kwo pénétrer mon corps au travers de mes stigmates. J’avais également commencé à respirer sans m’en rendre compte, naturellement, depuis que j’avais ouvert le bouche. La présence de mes parents se faisait plus grande en moi et le liquide ne coula plus de mes yeux.

Mon congénère me lâcha doucement. Je le poursuivis mais, à mon regret, iel imposa une distance entre nous. Tout en agitant les mains, iel m’adressa des sons en insistant bien sur chaque phonème. Iel dut répéter plusieurs fois pour que je comprisse ce qu’iel désirait et que je commençasse à me concentrer.

– Moi : Joukwo, articula-t-iel en appuyant sa main sur sa poitrine. Toi ?

Tandis qu’iel me pointait du doigt, des sons me vinrent instinctivement, un nom que mes parents avaient choisi pour moi et me transmettaient depuis le plus profond de mon esprit. D’abord balbutiante, ma prononciation se fut plus précise après quelques essais :

– Th… ou… Thou… jou… bredouillai-je.

Joukwo m’adressa un sourire satisfait et je sus que j’avais répondu à ses attentes. Je le lui rendis avec contentement.

– Enchanté, Thoujou. Bienvenue sur la Terre des Dieux.

Sur ces paroles, iel rejoignit son camarade – qui ne se présenta pas – et ensemble iels me guidèrent sur la plaine jusqu’à une immense construction de pierre brute qui s’élevait non loin de là et d’où coulaient des tumultes d’eau. Elle était si haute que son sommet semblait se mêler au ciel. Dans la paroi rocheuse, enfoncée derrière une rangée de piliers humides couverts de mousse, se découpait une large porte ornementée donnant sur un couloir éclairé d’une lueur bleutée et dansante. Cet édifice, nommé négligemment Dzœñou – le « Lac Central » – en raison de son emplacement géographique, fut ma demeure pendant quelques lunes.

Je me sentais oppressé par cet amas de roche sombre sans accès à la lumière extérieure. De plus, j’avais l’impression que de l’eau me tombait sur la tête en permanence. Où que l’on fût dans ce maudit bâtiment, le bruit des cascades à l’extérieur parvenait à nos oreilles. Certains des jeunes arrivants qui étaient éduqués en même temps que moi en étaient même fortement irrités. Mais, selon maître Joukwo, cela faisait partie des bruits de la nature auxquels il nous fallait nous habituer. Alors, iels faisaient des efforts dans ce sens. À vrai dire, la présence d’autres personnes incultes et illettrées comme moi et de mon maître adoucissait mon anxiété. Je savais qu’un jour, grâce à lui, je pourrais quitter ce temple. Alors moi aussi je fis des efforts.

Les sorties sur l’herbe de la plaine étaient rares, mais j’en profitais tout à fait. Je m’éloignais jusqu’à ne plus entendre le son des cascades, tout près de l’orée de la forêt. À ces occasions, maître Joukwo était contraint de me courir après sous le rire des autres sathœs. Après m’avoir attrapé par le col – car iel parvenait toujours à m’avoir – iel me passait un savon, les joues empourprées d’embarras, et je m’excusais platement pour mon comportement.

Mon protecteur m’aida à prononcer mes premiers mots, iel m’enseigna le Ji – la maîtrise de le Kwo et de le Thœ, énergies éponymes à nos créateurs – et m’instruisit des usages de cette société vieille d’à peine mille quatre cents cycles. Plus tard, j’appris qu’iel remplissait cette tâche pour tous les nouveaux apparus depuis plusieurs générations. Et, au lieu d’être piqué de jalousie envers ceux qui co-occupaient le champ de vision de mon cher instructeur, je fus au contraire ému d’une profonde admiration. Quel rôle plus valorisant et noble que celui de professeur ? Bien que je n’aie pu rencontrer que peu d’autres sathœs, je savais déjà que maître Joukwo occuperait une place de choix dans mon estime. Je m’appliquai pour lui à apprendre avec zèle ce qu’iel voulait m’apprendre et à dire ce que l’iel voulait que je disse. Ses sourires, rares mais sincères, étaient un cadeau des Dieux. Ils avaient le pouvoir de me faire rester dans le droit chemin et je poursuivais mes efforts pour avoir la chance de les apercevoir.

Après une certaine période, on nous assigna une tâche et on nous dit que nous étions libres de partir. La tête pleine de connaissances et d’un espoir naïf, je me précipitai à l’extérieur avec mes camarades. Enfin, je pus sentir à nouveau la douce chaleur du soleil sur mon visage. De loin, maître Joukwo nous observait, l’air serein. Je me tournai tout sautillant vers lui et fis un grand signe de la main.

– Faites un bon voyage, Thoujou, me hurla-t-iel une main en porte-voix.

Lui qui élevait rarement la voix, iel avait fait l’étonnant effort pour moi. Je ne pouvais être plus ravi. Bien qu’un peu déçu de devoir le laisser derrière moi, je me sentais prêt à partir dans l’inconnu de ce monde immense dont je souhaitais admirer la beauté. Je voulais monter à tous les arbres, apprivoiser tous les animaux et faire pousser tous les champignons. La nature était une création fantastique qui ne demandait qu’à ce que je l’embellisse davantage grâce aux dons de nos parents.

Après un bref soupir d’allégresse, je tournai finalement les talons. Bien que cela me coûtât, je sentais que nous nous reverrions bientôt. Après un dernier instant d’hésitation, je pris la route du Sud-Est vers Ñitœi, la haute Tour-Bibliothèque.

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