Souvenir troisième ~ Dzœñou
Je refermai la chemise du rapport. Je devais le donner au Conseil. Peut-être pourrais-je leur poser ces questions directement, iels sauraient sans doute me répondre.
Je pris mon courage à deux mains et entrai par la porte principale. Ce bâtiment provoquait en moi des sensations mitigées. Je n’avais pas spécialement envie d’y pénétrer, mais mon désir de retrouver maître Joukwo l’emportait sur tout le reste. Je m’enfonçai dans le long couloir éclairé par la seule lumière des torches de Feu Éternel illuminant mon visage d’une clarté lugubre. Je croisai quelques personnes allant en sens inverse et qui me suivirent du regard. J’en avais salué certaines, sans qu’aucune ne me répondît. J’abandonnai finalement et poursuivit mon chemin en baissant la tête.
Instinctivement, je m’étais dirigé vers les quartiers d’apprentissage qui étaient évidemment déserts. Les apparitions n’avaient lieu qu’une fois tous les cents cycles et je n’avais pas encore atteint cet âge, bien que l’échéance se rapprochât. J’étais par conséquent perdu. Après tout, je n’avais traversé que quelques-uns de ces couloirs et toujours les mêmes pour rejoindre la plaine. Je ne savais pas où étaient les bureaux des conseillers et la salle de classe n’était certainement pas la résidence permanente de maître Joukwo, me dis-je en maudissant ma bêtise. Après avoir fait les cents pas en me demandant quoi faire, mon chemin croisa celui d’un conseiller de taille moyenne, aux cheveux blonds, ras et portant une pèlerine rouge. Iel s’arrêta à mon niveau et je pus lui demander des directions. Iel me répondit en grimaçant :
– Cela dépend. C’est pour quoi ?
– Euh, je suis conservateur à la Tour-Bibliothèque. le messager n’est pas venu cette semaine et j’ai ce rapport pour le Conseil.
Iel me prit ledit rapport des mains et le parcourut rapidement.
– Mh, mh… fit-iel d’un air distrait. Je vois. Oui, tu peux en effet le transmettre à monestre Joukwo directement. Iel doit être dans son bureau, au fond de la première à droite à partir de l’entrée Sud. Donc à gauche pour toi.
Je bredouillai un merci confus et iel passa sa route. Je ne sus ce que cette grimace était censée signifier, mais cela eut pour effet d’accentuer mon angoisse – outre ces indications compliquées qu’iel venait de me donner. Cette procédure ne m’était vraiment pas familière…
Je suivis le chemin désigné en retournant sur mes pas et arrivai finalement à une porte unique marquant la fin du couloir. En fin de compte, les bureaux étaient plus proches de la sortie et plus simples à trouver que les quartiers d’apprentissage. Je n’avais croisé aucun panneau ni aucun signe sur les parois glacées. Comme quoi, cet édifice était vraiment réservé à une élite, à celleux mêmes qui avaient procédé à sa création et qui, par conséquent, le connaissaient par cœur. Les jeunes comme moi n’y avaient pas leur place.
La porte que j’avais en face de moi était lourde et épaisse. Peu éclairée par la lueur froide du couloir, je distinguais à peine les nombreuses gravures et la poignée sculptée qui la décoraient. À l’intérieur, deux voix échangeaient. L’une d’elle – je la reconnus – était celle de maître Joukwo. Mon cœur fit un bond. Comme un léger filet de lumière perçait par l’entrebâillement, je me permis de jeter un œil.
La pièce était rectangulaire et faiblement meublée. Un bureau et deux fauteuils lourdement ornementés, un tapis pourpre, une malle et une étagère débordant de rouleaux de parchemin et de livres soigneusement rangés. Au plafond, un chandelier éclairait d’une lumière chaude le visage des personnes à l’intérieur. Assis sur la table, maître Joukwo, dont les cheveux étaient encore un peu plus longs que la dernière fois, levait la tête vers son interlocuteur qui devait faire la même taille qu’ellui debout. ce dernier, je l’avais déjà vu. C’était le sathœ aux cheveux noirs qui avait assisté à mon apparition aux côtés de mon maître. Son visage était toujours aussi sombre, rendant difficile la lecture de ses émotions que l’on devait déchiffrer au reste de son expression corporelle. Iel semblait pressé, car ses gestes étaient nerveux.
– La prochaine réunion aura lieu dans trente jours, ce dossier doit être archivé d’ici là, dit-iel plutôt sèchement.
C’était la première fois que j’entendais sa voix. Enfin, la première fois que je comprenais ce qu’iel disait. Elle était profonde et faisait l’effet d’un serpent qui s'enroulerait autour de vos tympans l’espace d’un instant. Et, malgré son timbre effrayant, on était tenté de succomber à son charme.
Maître Joukwo, bras croisés, ne semblait pas affecté. Iel avait même un sourire serein sur les lèvres.
– Ne t’inquiète pas. J’en ai trois en cours, mais je traiterai celui-là en priorité.
– Parfait. Je compte sur toi.
Iel posa brièvement sa main sur l’épaule de son adelphe et se tourna vers la porte. Derrière laquelle j’étais ! Paniqué, j’avais reculé d’un pas quand iel l’ouvrit avec vigueur. Une vague d’air balaya mon visage, me renvoyant un fort parfum de jasmin. Iel passa devant moi en me jetant un regard en biais.
– Hors de mon chemin, asséna-t-iel froidement.
Et iel s’éloigna à grands pas dans le couloir, ses vêtements et cheveux flottant majestueusement derrière ellui. Une goutte de sueur perla sur mon front.
J’entendis maître Joukwo se racler la gorge.
– Vous pouvez entrer.
Je me figeai un instant. S’adressait-iel à moi ?
– Allons, pas besoin d’être timide. Venez.
Décontenancé, j’entrai par la porte grande ouverte, serrant fort le rapport contre mon torse. Mon maître me regarda d’un air surpris.
– Tiens… Vous êtes un de mes élèves récents, vous.
– Oui, j- je suis de la dernière génération.
– Ahh, s’exclama-t-iel. Oui, c’est vrai… Thoujou, n’est-ce pas ? Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
– J’ai- j’ai un rapport que le Conseil avait réclamé. J’ai pris l’initiative de vous l’amener en main propre, bégayai-je.
– Ah ? Faites voir, fit-iel en fronçant les sourcils et me tendant la main.
Je lui remis. Iel commença à le consulter avec attention en me contournant lentement. J’étais stressé de le retrouver et surtout déstabilisé par sa manière de s’adresser à moi comme à un égal. Jusque-là aucun supérieur ne m’avait vouvoyé et je trouvais cela parfaitement normal étant donné mon grade. Le fait que, malgré l’absence de marque de sympathie venant de maître Joukwo, iel me parlât ainsi fit monter en moi un sentiment de fierté étrange.
– Vous avez un peu de temps ?
Je sursautai.
– Hein- Pardon ?
– J’ai dit : avez-vous du temps ? répéta-t-iel calmement. Asseyez-vous un instant.
– Ah, euh, oui ! Bien sûr.
Et c’était à moitié vrai.
Maître Joukwo continua à lire en silence. Iel ferma la porte et alla s’asseoir en face de moi, derrière son bureau. Je gardai la tête baissée, n’osant poser mon regard sur ellui. Avec quelques coups d’œil furtifs cependant, j’observai la gravure au mur au-dessus de sa tête. Elle représentait dix sathœs d’anatomies et tenues diverses alignés devant ce qui semblait être le Lac Central. L’œuvre, qui était grande, était particulièrement détaillée. On pouvait distinguer les visages et les mains de chacun. Je reconnus facilement maître Joukwo et son acolyte, lequel le tenait affectueusement par l’épaule. Iels semblaient assez heureux. Étant donné le nombre de personnes, il devait s’agir des capes violettes du Conseil, celleux que l’on surnommait « les Dix ». Avant même l’établissement dudit Conseil, peut-être ?
Je remarquai alors que, au-dessus de la malle de bois, là où aurait pu se trouver une autre image, il y avait en effet un petit rectangle de mur qui était plus clair que le reste. Il devait y avoir eu un cadre ou un parchemin accroché à cet endroit-là. Il était étonnant que maître Joukwo n’ait pas pris la peine de faire disparaître ce rectangle après avoir retiré ce qui s’y trouvait.
– Thoujou, s’exclama soudain maître Joukwo me faisant sursauter, avez-vous bien respecté la confidentialité de ce dossier ?
– Euh… Euh, oui, bien sûr ! mentis-je en rougissant. Je me suis contenté de vous le transmettre le plus vite possible. Pourquoi ?
– Pour rien, affirma-t-iel avec un sourire. Je vous crois. C’est juste que vous étiez du genre curieux, voilà tout.
– Vr- vraiment ?!
Iel ricana une main devant la bouche.
– Oui ! Une fois vous aviez même échappé à ma vigilance et vous étiez perdux dans le Temple. Ça avait été difficile de vous retrouver.
« Oh, la honte… » pensai-je.
Je relevai la tête pour le regarder. Son visage affable me scrutait avec bienveillance tandis que je serrais les lèvres.
– Pour votre information, c’est moi qui ai choisi votre assignation. Je me suis dit que votre gaîté pourrait illuminer un peu la morosité de la Tour-Bibliothèque et que le bruit des vagues vous ferait peut-être apprécier un peu plus les sons de la nature que celui des cascades géantes. Vous vous y plaisez, j’espère ?
Est-ce que je m’y plaisais ? Je ne savais toujours pas. À vrai dire, je m’ennuyais un peu plus chaque jour qui passait ce qui rendait mes « bêtises » de plus en plus fréquentes. Je lui fis part de mon incertitude, de ma gêne inconnue malgré la bonne ambiance de Ñitœi. Son visage se déconfit peu à peu et prit un air grave. Iel se reposa un peu plus profondément dans son fauteuil.
– Vraiment ? Je suis désolé d’entendre cela, s’excusa-t-iel sincèrement.
– Non, non, ne le soyez pas, protestai-je en agitant les mains devant moi. C’est de ma faute, je ne suis pas assez appliqué. Je n’ai pas de véritable raison de me plaindre.
– Ne dites pas cela… Je sais que vous êtes de bonne volonté. Peut-être me suis-je trompé en vous assignant. Si vous le voulez, je peux envoyer quelqu’un pour établir un nouveau bilan de compétences. Qu’en dites-vous ?
– Je- Ah oui ? Vous feriez cela pour moi ?! m’exclamai-je en me levant de mon siège.
– C’est envisageable, rectifia-t-iel avec un visage sérieux. Mais à une condition.
– Oh, merci, merci ! Tout ce que vous voudrez, maître !
– Peut-être deux, finalement, plaisanta-t-iel avec un sourire en coin. D’abord, ne m’appelez plus « maître », votre instruction est terminée ! Secondement, promettez de ne plus déroger aux règles.
– Comment cela ? m’étonnai-je en rougissant de manière suspecte.
– En livrant ce rapport et en ne prenant pas rendez-vous avec moi, par exemple. N’importe qui ne peut se présenter au bureau d’un conseiller et être reçu ainsi.
« C’est vrai. C’est quelqu’un d’important… »
– Pardonnez-moi. Je n’avais pas réalisé…
– Ne vous inquiétez pas. Vous le saurez pour la prochaine fois.
Iel se leva et mit fin à l’entretien.
– Bon, eh bien le travail m’appelle. Merci d’avoir fait le déplacement.
– Merci de m’avoir accueilli, répondis-je en lui emboîtant le pas.
Alors qu’iel tenait la porte ouverte pour m’inviter à sortir, je sentis une pointe de culpabilité me percer le cœur. Iel n’avait pas l’air de se douter de quoi que ce fût. Si je me taisais, je pourrais m’en tirer sans contrecoup. Mais… j’étais également curieux de ce que maître Joukwo pourrait me dire sur ce rapport secret et iel avait été si gentil, je ne pouvais supporter de lui mentir.
– Vous savez… j’ai peut-être un peu menti pour le dossier.
– C’est-à-dire ? demanda-t-iel en levant un sourcil.
– Je l’ai lu… en entier.
– Oh.
Cette onomatopée seule me fit l’effet d’un rocher sur le coin de la tête. Cette fois, c’était sûr, je ne l’eus pas eu mon bilan de compétences.
Maître Joukwo se plongea dans ses pensées, le regard dans le vague, l’air embarrassé. Finalement, iel posa sa main sur mon épaule, jeta un regard dans le couloir et me dit, tout bas :
– Vous me mettez dans une position délicate, Thoujou. Vous ne devez parler de cela à personne, d’accord ? Son contenu a dû soulever pas mal d’interrogations, mais vous ne devez rien dire.
– Je sais, je-
– Non, vous ne comprenez pas. Cela regarde les affaires intérieures du Conseil. C’est une grossière erreur qu’un rapport d’une telle importance se balade ainsi dans la nature.
Je rougis, un peu honteux. Iel soupira et raffermit sa prise.
– Mais puisque vous en savez déjà autant, je ne peux que rassasier votre curiosité et compter sur votre discrétion… Wèthwo est un réfractaire à la politique du Conseil, iel a causé un grave incident dans son secteur et a refusé de comparaître devant nous. C’est un individu potentiellement dangereux et à l’heure actuelle nous avons perdu sa trace.
Je portai ma main à ma bouche, stupéfait.
– Oh, ça a l’air grave…
– Oui, ça arrive parfois. Promettez de ne rien répéter à personne, ça doit rester entre nous.
– Je vous le jure, vous pouvez me croire. Je veux faire honneur à la confiance que vous me portez.
Un subtil sourire revint illuminer son visage.
– Très bien. Alors faites bonne route.
Sur le retour, je ne pris pas mon temps – comme je l’avais prévu – pour faire du tourisme. J’avais fait assez défaut aux règles pour les dizaines de cycles à venir et ma tête était pleine de doutes. Un sathœ qui avait refusé une convocation et s’était enfui, des dossiers secrets qui naviguaient entre Dzœñou et Ñitœi, une surveillance silencieuse et généralisée… Tout un univers de manigances semblait dormir au cœur de notre communauté, mais je ne pouvais encore qu’en discerner les contours.
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