Souvenir # ?% ~ ???
Je m’assis sur mon siège de bois noble, entre celui de Kawoutsè – actuellement debout en vive discussion avec Kwowè – et celui de Joukwo, absent. La salle du Conseil était en pleine ébullition. Depuis la perte de contact d’avec une grande partie de nos référents, conseillers mineurs et informateurs, nous nous étions préparés pour ce jour. Il était arrivé, sans surprise, et cependant bien plus rapidement que nous l’avions envisagé. Non, ça ne fut pas une surprise. Ça n’était pas la première fois que le peuple se soulevait contre nous. Pourtant, nombre de conseillers étaient en train de perdre leur calme et avançaient de grandes théories sur les causes de la révolution, théorisaient une terrible catastrophe, une perte de statut, des disparitions de masse…
Bref, chacun y allait de sa petite parole alarmiste. Personnellement, je ne voyais pas ce qu’il y avait à craindre. Leur panique ne m’affectait guère. Je restai donc tranquillement à observer les évènements se dérouler. Comme à mon habitude, je me fusse rangé du côté de l’opinion de Kawoutsè, quelle qu’elle fût. Tant que mon adelphe eût la main mise sur le Conseil, je fusse resté son « bras droit ». Cela ne me dérangeait pas de lui obéir au doigt et à l’œil. Au contraire, cela m’arrangeait bien.
– C’est de ta faute ! accusa stupidement Kwowè en pointant Kawoutsè du doigt. Si tu avais envoyé plus de personnel à la Cité Mouvante, ça ne serait jamais arrivé !
– Je te rappelle que tu as voté contre l’augmentation de l’effectif à la dernière réunion ! Alors je ne vois pas de quoi tu te plains ! rétorqua ce-dernier.
– Ce n’est pas mon secteur. Comment suis-je censé savoir ce qu’il faut ou ne faut pas faire ?!
– Exactement : tu es ignorant, voilà le problème ! Ne vote pas contre quelque chose si tu ne sais pas à quoi tu t’engages !
Kwowè fit un pas en avant, l’air menaçant, et Kawoutsè se prépara à se défendre.
– Mes amis… intervint Thœsèti qui était sagement resté dans son coin jusque-là. Rien ne sert de s’énerver ainsi les ans contre les autres. Nous ferions mieux de concentrer notre énergie à décider de ce que nous ferons quand leurs troupes seront là.
Les conseillers mineurs qui se disputaient entre elleux sans oser se mêler aux Dix jusque-là cessèrent leur brouhaha à l’instant où iel prit la parole, et se tournèrent vers nous.
Je profitai de l’occasion pour inviter mes adelphes à s’asseoir dans l’hémicycle.
– À quoi ça sert ? protesta vivement Kwowè. Dans quelques heures, tout au plus, les jeunes vont rentrer ici et nous allons devoir nous battre !
– Pas nécessairement, démentis-je. Commençons par discuter calmement des différentes possibilités, veux-tu ?
À contrecœur, iel sauta par-dessus la table et alla prendre sa place. Les conseillers mineurs en firent de même, en silence. Seul Kawoutsè resta de l’autre côté.
– Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda l’un des Dix, interloqué.
– … Cette situation me déplaît autant qu’à vous, exposa-t-iel. Mais force est de reconnaître que les jeunes sont plus nombreux que nous, et que cette fois-ci iels sont organisés.
– Et alors ? fit Kwowè. On n’aura qu’à faire comme d’habitude et tenir notre position !
Kawoutsè se retint fortement de lui en coller une.
– Non. Ce n’est pas comme d’habitude, affirma-t-iel en serrant les dents. Des rumeurs ont commencé à remonter jusqu’à nous. Des leaders ont émergé parmi elleux et iels soupçonnent quelque chose, c’est sûr. Peut-être qu’il y a une taupe parmi nous.
– Quoi ?! s’exclamèrent certains à l’unisson.
L’idée m’avait en effet déjà travaillé… Ce n’était pas totalement absurde. C’était même cruellement logique. Pourquoi, après des milliers de cycles, les jeunes eussent-iels subitement décidé de se liguer contre nous ?! Des ragots, il y en avait toujours eu, mais nous les avions gérés et même utilisés à notre avantage. Et tous ces cycles, notre pouvoir était resté parfaitement en place.
Que pouvait-il être arrivé pour que nous en fussions là, à présent ?
Je ne pouvais voir que cette possibilité… étonnante, mais bien réelle. L’un d’entre nous avait été en contact avec un jeune et l’avais suffisamment changé ou informé pour qu’iel devînt un leader d’une armée de révolutionnaires. Car, étant donné leur organisation, nous pouvions bel et bien parler d’armée.
Les regards se tournèrent nerveusement, mais inévitablement, vers le siège vide de Joukwo. Kawoutsè surprit cette réaction, et cela ne lui plut pas du tout.
– Vous n’y songez pas ? tonna-t-iel en nous regardant tour à tour.
– Désolé… dit Jouwè tout bas, à l’extrême gauche de la table. Mais ça ne peut être qu’ellui…
– Sous prétexte qu’iel est absent, c’est un traître ? Non, je ne crois pas.
– Ah ! Tu ne veux pas admettre la vérité ! Mais il va bien falloir que tu t’y fasses. Joukwo doit être en train d’élaborer quelque plan avec son nouveau partenaire à l’heure qu’il est !
« Comment est-iel au courant pour Thoujou ?! » m’étonnai-je.
Mon regard glissa vers Kawoutsè. Je craignais qu’iel ne perdît son sang-froid si les discussions continuaient ainsi.
– Joukwo ne nous a pas trahis, persista Kawoutsè. Iel avait simplement besoin de se vider l’esprit à l’extérieur et maintenant que nous avons fermé les portes…
Je fus surpris de constater sa lucidité. Visiblement, même sans l’aide d’informateurs, iel avait été capable de constater l’absence régulière de Joukwo au Temple. Mieux que cela : iel n’avait pas été le harceler pour savoir pourquoi, ni l’en empêcher ! Du moins, pas à ma connaissance. Autant dire que ce ne fut pas le cas à quatre-vingt-dix-neuf pourcents de certitude.
– Ça pourrait être n’importe qui, surenchérit un autre des Dix. Pourquoi pas un conseiller mineur ? J’ai moins confiance en la moitié d’elleux qu’en un seul d’entre nous !
Les bleus et rouges s’échauffèrent à l’écoute de cette accusation.
– Allons. Je pense que ça ne devrait pas être notre principale préoccupation actuellement, trancha Thœsèti. Peu importe qui est la taupe, le mal est fait. Si Joukwo revient avant l’heure, tant mieux. Sinon, tant pis. Nous savions tous depuis pas mal de temps qu’iel n’était pas très enthousiaste quand il s’agissait du Conseil, n’est-ce pas ?
Un silence accueillit cette question rhétorique.
– Préparons-nous plutôt, comme suggéré.
Il fut difficile pour nous d’admettre que les jeunes étaient en train de nous mettre en difficulté et qu’il y avait un risque bien réel que le Conseil fût renversé.
Dans le meilleur des cas, le cœur de leur organisation eût été détruit et nous eussions pu maintenir notre statut au prix d’une dizaine de cycles de haine supplémentaire. Dans le pire, nous eussions tout perdu. Mais je n’y croyais pas.
Certes, la situation était nouvelle, mais même pour les esprits les plus idiots il était facile de saisir que notre éternité ne nous permettait pas d’écarter quelques individus de la société, et encore moins une trentaine de personnes. Qui plus est, nous autres, les Dix, étions un tout autre enjeu. Plus forts, plus sages, plus expérimentés… Iels n’avaient à la fois aucune chance contre nous et aucun intérêt à nous écarter.
Du moins, pas dans mon opinion. Et j’eusse bien usé de mes compétences de rhétorique pour les convaincre que j’avais raison, si nécessaire.
Sans étonnement, Kawoutsè, Thœsèti et moi-même dominâmes les discussions. Tous se plièrent à notre opinion et il n’y eut pas plus de débat que cela.
Ainsi fut-il décidé de l’attitude à adopter et de la marche à suivre. Enfin, Kawoutsè repassa de notre côté de la table et, quelques heures plus tard, un peu après l’aube, les portes du Temple furent enfoncées.
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