Souvenir # ?% ~ ???
C’était un de ces endroits où le soleil ne parvenait pas à percer l’épais feuillage des arbres de la forêt de Jètouka. Çà et là, tout autour, il y avait d’éblouissants puits de lumière. Mais pas dans la clairière sacrée, non. La clairière était toujours protégée du soleil, et pourtant un écosystème unique y persistait par tout temps, comme si la divinité protectrice de la forêt y vivait réellement.
C’était d’ailleurs ce en quoi les habitants de Sèwou, mon village, avaient foi. Parmi les Dieux auxquels nous adressions nos prières, les deux représentés dans la clairière étaient certainement les plus connus au travers de la région. Le fait que ces statues et le lieu magique qui les entourait persistent depuis – disait-on – des centaines de cycles, et ce malgré le Grand Feu d’il y a cent ans, donnait du corps à notre croyance. J’aurais même dit de l’espoir. Bien que je ne soit pas née à cette époque, je pouvais voir les marques de ce terrible évènement tout autour de nous. Ce fut même la raison de l’existence de mon village à cet emplacement précis : la reconquête des territoires carbonisés par l’incendie lors de la guerre.
Depuis la redécouverte de cette clairière, nous venions ici chaque saison pour prier et effectuer des rituels. Mais, du haut de mes huit cycles, je ne pouvais encore guère apprécier l’aspect solennel de ces rassemblements. Je comprenais l’importance de remercier les Dieux et les esprits de la nature pour l’opulence qu’ils nous apportaient, mais ne pouvais néanmoins m’empêcher d’imaginer tous les trésors que j’aurais pu découvrir si j’avais été ailleurs en ce moment.
Le silence régnant autour des villageois agenouillés était pesant. Pour me divertir, je me remémorai divers poèmes en appréciant la floraison des nourrissèves.
Ma mère – dont la capacité à lire dans les pensées était parfois effrayante – me jeta un regard en biais plein de sens. Alors je baissai de nouveau la tête et récitai en chœur les prières de mon peuple.
Après un temps qui me parut une éternité, des chants féeriques s’élevèrent, comme sortis d’un rêve. Une danse sacrée fut exécutée, puis il fut enfin temps de rentrer à la maison.
Mes parents se levèrent et prirent leur place dans le convoi de retour. Je bondis sur mes jambes et me préparai à les suivre, le sourire aux lèvres. Ils ignorèrent mon soudain regain d’énergie. Il y avait quelques heures de marche entre le temple végétal et Sèwou, ce qui eut largement pu me laisser le temps de m’ennuyer. Mais j’avais déjà quelques idées pour peupler ce temps convenablement !
Alors que je tournais le dos aux statues de pierre de nos précieux protecteurs, un courant énergétique attira mon regard. Avant que je ne puisse trouver son origine, le temps sembla s’arrêter. Une présence s’insinua derrière moi, et une voix douce et désincarnée me susurra à l’oreille :
« C’est toi… »
Je sursautai. « C’est moi, quoi ? » me demandai-je en cherchant des yeux l’individu m’ayant adressé la parole en ancienne langue.
Personne…
Devant moi, les adultes avaient déjà creusé une certaine distance sans avoir remarqué mon absence. Les irresponsables !
D’ordinaire, je n’aurais pas hésité à les rattraper, malgré mon courage naturel – ou ma tendance à me mettre inutilement dans le pétrin auraient dit mes parents. Mais pas cette fois. Quelque chose me disait qu’un mystère tel que celui-ci devait avoir été préparé à mon intention. Un désir irrépressible de le résoudre s’empara de moi et je leur tournai le dos pour mieux observer les statues.
L’énergie que j’avais aperçue plus tôt provenait de celle de gauche. Je m’approchai, par curiosité sans doute, mais aussi par instinct. Mon cœur battait à tout rompre, mais quelque part au fond de moi, quelque chose d’encore plus puissant tentait de se manifester.
La Thœ était étrange. Toute ma vie j’avais eu la chance – le don des Dieux, selon certains – de pouvoir voir les filins d’énergie. Jamais encore je n’en avais vus d’une telle couleur. Cette teinte devait appartenir au domaine du mystique. Ce que je découvrais là ne pouvait être réel. Pourtant… j’avais bien entendu une voix, je n’avais pas rêvé.
Je décrochai la mousse recouvrant la surface froide et rugueuse de la statue. C’est alors que le remarquai : assez proche de la surface, il y avait un orbe de lumière.
La présence m’effleura à nouveau. Un frisson parcourut mon échine. J’aurais sans doute dû rebrousser chemin, mais… j’avais envie de… toucher…
Mes doigts s’enfoncèrent dans la statue. La sensation me surprit et je voulus retirer ma main, mais celle-ci resta bloquée. Paniquée, je ne pus m’empêcher d’émettre un cri. Je tirai de toutes mes forces sur mon bras, sans que cela ne change ma situation. Cherchant dans mon jeune esprit une idée pour me sortir de là, je remarquai alors que les stigmates de mon poignet avaient changé d’aspect. Ils arboraient un dégradé étrange et mouvant entre leur ordinaire rouge et la couleur surnaturelle qui provenait de la statue. Étais-je en train de fusionner avec elle ?!
Désespérée de parvenir à me dégager et constatant que personne ne venait à mon secours, je me résolus à atteindre l’orbe de lumière. Je me concentrai sur le sentiment que j’avais éprouvé quand j’étais parvenue à insérer mes doigts dans la roche et fermai les yeux. Peu à peu, je me sentis progresser plus profondément et d’autres sensations vinrent chatouiller la lisière de mon esprit. Cette énergie mystique troublait mes sens et je ne sus point si je fus proche ou non de l’orbe.
Soudain, ce fut le blanc total. Je perdis d’un seul coup toute sensation physique et toute pensée s’éteignit. Je me retrouvai dans un état de nudité spirituelle et de pureté telles que je n’en avais jamais connues.
Je me sentis neuve.
Je me sentis apaisée.
Le temps ne sembla plus m’affecter.
Puis, ce fut le déchirement. Une fissure se forma sur toute la surface de mon univers, laissant entrer une terrible lumière sombre, et je me retrouvai projetée sur le sol. Le cours du temps s’inversa et je vécus toute une vie à l’envers. D’abord, je sentis mon corps brisé cracher des gerbes de sang, puis observai des visages suppliants me parler, une main d’enfant me saisir, un ami m’enlacer…
Des milliards de sensations vinrent tarauder mon jeune esprit, les souvenirs défilèrent, aussi vifs qu’au premier jour. Je les observai comme assise et ligotée sur une chaise, tout en les vivant moi-même. À la fois, je les éprouvais et me les remémorais. C’était si ancien, si étranger, que je doutai d’être vraiment moi.
Mon corps était différent et pourtant similaire. Ces stigmates également. Leur couleur me surprenait autant qu’elle m’appartenait. Je ne sus plus à quoi me fier. J’étais moi et j’étais ellui, j’étais nous sans être totalement aucun de nous deux.
Aussi soudainement qu’elles étaient venues, les sensations me libérèrent.
Elles m’avaient assaillie en un instant, avaient saturé ma mémoire d’idées et de visages, puis les souvenirs étaient redevenus ce qu’ils étaient : des souvenirs. On m’avait laissée là, brisée, morte depuis des millénaires et incarnée à nouveau. En boucle, encore et encore, je revis les événements tragiques et heureux dans mon esprit. Une vie plus longue que la mienne et que toutes celles des gens de mon espèce m’appartenait désormais. Inévitablement, elle avait été gravée en moi à tout jamais, c’était devenu la mienne.
Hébétée, je sentis que le sol ne bougeait plus. J’étais vraiment tombée. Ça, je ne l’avais pas imaginé. L’herbe chatouillait réellement ma joue et les nourrissèves étaient réellement fleuries. Le courant rose – car je savais désormais nommer cette couleur – de Thœ et de Kwo mêlés avait disparu. J’imaginai que, désormais, il fut en moi.
Mais pourquoi… Pourquoi moi ?
La voix avait dit « c’est toi ». M’avait-elle choisie ? Ou était-ce simplement un fragment de mémoire ? Non. Je ne me souvenais pas d’avoir dit une seule fois ces mots sur ce ton en mille cycles. Et je n’avais pas de souvenir d’après ma mort… Alors ça devait être une sorte d’écho, un reste de mon âme. De « son » âme… ?
Dans ma main, je sentis que je serrais quelque chose. J’approchai l’objet de mes yeux embués par les larmes et soupirai. Je n’étais pas surprise. Je savais déjà ce que c’était, après tout. J’appuyai mon anneau contre ma poitrine. Il était finalement revenu à sa juste propriétaire. Même après tous ces millénaires, la douleur de t’avoir perdu était bien vivante. Tout comme les souvenirs… Tout comme… « moi » ?
Des voix résonnèrent au lointain. Elles criaient un nom. Mon nom humain :
– Swoji !
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