Crépuscule
Carolyn Verrier n'habite qu'à quelques pâtés de maison de Gabriel Dellorme. Ils prennent donc le même chemin pour rentrer le soir, le même bus, et il la salue devant la porte de sa maison.
Parfois, la nuit, il la voit passer. Il sait qu'elle aime aller s'aérer dans le parc Jules Verne la nuit. Il y fait doux. Elle se promène dans les allées désertes ; elle aime la solitude. Ce parc est le seul qui reste ouvert toute la nuit et pourtant, ou précisément à cause de cela, il est toujours vide.
Gabriel va mal. Il parle de moins en moins. La colère le brûle de l'intérieur et il dépense tant d'énergie pour la maintenir enchaînée. C'est comme s'il contenait en lui une panthère furieuse qui griffe toutes les parois de sa prison, son coeur, qu'il maintient fermé pour qu'elle ne sorte pas. Alors il se replie. Ceux qui le connaissent le voient ralentir, il devient pierre peu à peu. Il perd l'éclat qu'il lui restait. Tout ses gestes s'alourdissent, tous ses élans retombent brisés avant d'atteindre leur but.
Mais ce soir-là, il a appuyé sa tête contre la vitre de sa fenêtre en espérant apercevoir le seul spectacle qui l'égaye : Carolyn. Son regard vide pour l'instant ne voit que le bitume sous le lampadaire. Mais Gabriel n'a plus conscience du temps qui passe. Il attendra autant qu'il faudra. S'il lui reste une chose, c'est bien la patience.
Elle finit par apparaître, de son pas pressé. Elle a un gobelet fumant à la main et s'enveloppe dans un manteau bleu qu'elle ne ferme pas. Lorsqu'elle passe sous le lampadaire, elle jette un regard furtif vers sa fenêtre. Il sursaute, sourit, bat des paupières et trouve le courage de lui faire un signe. Elle répond et disparaît hors du halo lumineux. Voilà, c'est terminé. Gabriel reprend son livre.
Et puis il y a un cri.
Quelqu'un d'autre aurait douté de l'avoir entendu tant il fut bref, mais pas Gabriel. Ce cri-là, il le connaît par coeur. Cela fait des années qu'il l'entend dans ses cauchemars.
C'est un appel à l'aide.
Le même appel désespéré que celui de Léo la tête dans la rivière. Ce cri de détresse millénaire poussé par tous ceux qui ont craint pour leur vie, en espérant que quelqu'un réponde. Et c'est la voix de Carolyn.
Gabriel a ouvert la porte et s'est jeté dans l'escalier. Il galope sur le trottoir, sous le lampadaire. Il file vers le parc. Le jeune homme pâle et effacé retrouve soudain une énergie insoupçonnée, profonde. Il survole les plates-bandes. Là-bas, sous un arbre à demi-éclairé par un lampadaire, deux silhouettes se débattent. La jeune femme, reconnaissable à son écharpe et son manteau qui vole, se défend par des prises d'un art martial qu'elle semble relativement maîtriser. Mais sa technique demande une liberté de mouvement qu'elle n'a pas et elle finit par heurter un banc public traître qui la déséquilibre. A demi à terre, elle tente de reculer alors que l'autre arme son bras. Il va frapper.
Frapper. Cette image est insupportable à Gabriel.
Ce poing levé, il ne peut l'admettre. Dans un rugissement incontrôlé, il bondit.
Quelque chose de puissant, de sauvage sort de lui. Comme s'il grandissait tout à coup. Il repousse l'homme qui s'apprêtait à frapper et d'une seule main, le soulève et le plaque contre le tronc de l'arbre. Il le tient par la mâchoire et le type commence à étouffer. Gabriel ne desserre pas sa prise.
Ses yeux sont injectés de sang, ses canines saillent et un étrange sourire d'ivresse anime ses lèvres. La bête féroce a pris possession de lui ; elle est enfin libérée. Toute la rage que Gabriel dissimule depuis des années se convertit en crispation de ses muscles sur le cou de cet homme. Il a échoué à la contenir, cette bête furieuse, mais finalement qu'aurait-il pu faire ? Il ne pouvait lutter éternellement contre lui-même. Il savoure sa nouvelle force, son déchaînement, sa liberté toute neuve. Il cessera enfin de sentir cette colère enfouie lui griffer la cage thoracique. Une étrange flamme de folie joyeuse brille dans ses prunelles. Un brouillard obscurcit ses pensées ; il ne voit pas la terreur dans les yeux de l'homme en face de lui, qui suffoque. Gabriel donne un dernier élan à son poignet, et dans un hoquet, il perd connaissance en roulant des yeux.
- Ga... Gabriel ? C'est toi ?
Carolyn est encore à demi au sol, elle le regarde, immobile. L'expression sur son visage refroidit d'un seul coup le jeune homme. Elle est terrorisée.
Il sent sa force le quitter, la fureur s'éteint. Dans la lueur faiblarde du lampadaire, il semble rapetisser, se recroqueviller et redevenir le jeune homme pâle, timide et impuissant qui a été son fantôme ses dernières années.
- C'est bien toi ?
- Carolyn...
- Tu... comment as-tu fait ça ?
Gabriel déglutit, regarde le corps et ses propres mains. Que lui est-il arrivé ? D'où venait cette force, cette fureur étourdissante ? Il s'effraye lui-même.
- Je... je ne sais pas.
Il tente de faire un pas vers elle, de tendre la main pour la relever, mais elle recule. La peur ne quitte pas son regard. Gabriel est crucifié. Depuis quand a-t-elle peur de lui ?
- N'approche pas.
Elle se relève et se place dans sa garde d'art martial. Le jeune homme lève les mains.
- Carolyn ! Tu n'as rien à craindre, je...
- Qu'es-tu exactement, Gabriel ? Quelle créature est capable de... ça ?
- Pourquoi ? Que s'est-il passé ?
Elle détend légèrement ses muscles, déconcertée.
- Tu ne t'en es pas rendu compte ?
- Si... Enfin, j'ai senti une colère étrange, un sursaut, et une immense force...
- Gabriel... Tu étais différent !
Elle a relâché sa position défensive. Il ne tente plus de s'approcher. Un grognement s'élève ; c'est l'agresseur qui reprend difficilement connaissance. Gabriel tremble à l'audition de ce son. Il se contient difficilement ; quelque chose bouillonne en lui. Sa colonne vertébrale se déploie,on jurerait qu'elle s'allonge. Les veines de ses yeux à nouveau s'exacerbent. Dans un dernier souffle de raison, il souffle :
- Sauve-toi, Carolyn !
Elle écarquille les paupières, la panique se reflète dans ses prunelles. Elle hésite un instant et obéit. Elle galope et disparaît dans les allées du parc Jules Verne.
Le monstre qu'est devenu Gabriel se retourne lentement vers l'homme à terre. Le même terrible sourire fend son visage déformé.
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