Madame faisait ses comptes et chacun se taisait. On ne respirait plus quand arrivait ce douloureux événement.

Heureusement, Madame ne faisait pas souvent ses comptes, elle vivait au jour le jour.

Mais parfois, elle débarquait dans le salon et monopolisait la table entière avec ses dossiers, ses factures, ses reçus, ses impayés, ses loyers...

Et un boulier.

Le bruit des petites perles de bois qui s'entrechoquaient était le seul bruit toléré à cet instant dans le salon du One-Two-Two.

Madame grommelait des chiffres sans suite et multipliait les opérations sur une page de son carnet de compte.

" Je ne comprends pas comment on a pu dépenser autant en blanchisserie ce mois-ci. Qui salit autant son linge ? Suzy ?

- Mais non, madame. Je ne porte jamais de culotte, moi ! Demandez à Mathilde, elle a toujours des dessous propres !

- Parce que je suis propre, moi !, se défendit âprement l'interpellée. C'est une nécessité dans ce métier ! La propreté et l'hygiène font les femmes plus belles !

- Vrai !, s'exclama Louison. Moi-même, je me lave tous les jours à l'eau de rose !"

Madame s'étrangla de rage.

" QUOI ? Vous...vous lavez à l'eau de rose ?! Mais ça coûte...ça coûte..."

Désespérement, les doigts de madame jouaient avec les perles et le boulier cliquetait comme un endiablé.

" Ben quoi ? Suzy utilise bien de l'eau de violette !

- De la QUOI ?

- C'est meilleur pour la peau qu'elle a dit !"

Madame hésitait entre les larmes et les gifles. Elle opta pour le calme et la dignité.

" Nous en reparlerons, mesdames ! Je veux des explications sur les frais de blanchisserie, moi."

Gabrielle du Plessis ignorait ces débats pécuniers.

Elle pensait au ballet qui aurait lieu ce samedi, aux bras de M. Lenormand, à ses baisers et à ses yeux amoureux qui ne cesseraient de la contempler. Elle se réjouissait d'y être.

Sa robe était prête depuis des jours et des jours.

La cocotte rêvassait loin du One-Two-Two.

Jusqu'à ce que, évidemment, madame se souvienne d'elle.

" Gabrielle ! Ne faites pas votre évanescente ! Votre blanchisserie ?

- Je n'ai pas eu beaucoup de frais ce mois-ci, madame. Je suis le plus souvent nue dans un lit."

Le sourire réjoui de madame n'avait pas de prix.

Elle se leva et vint serrer les mains de la cocotte :

" Voilà ! C'est comme ça que ça doit être ! Bravo Gabrielle !

- Et mon parfum m'a été offert par le prince Sernine.

- Un beau cadeau ! Vous irez loin, ma petite ! Très loin !

- J'espère, madame. Je fais tout pour en tout cas."

Madame approuva et reprit ses calculs.

Quand soudain, elle releva la tête, effarée :

" Mais qu'est-ce que c'est que cette facture de fleuriste abominable ? Qui a acheté autant de fleurs ? "

Ce fut Janine qui répondit, innocemment :

" Mais c'est vous, madame. Vous aviez commandé des fleurs pour la fête. Je me suis chargée de porter vos commandes."

Madame baissa la tête, gênée et tout le monde se mit à sourire, goguenard.

" Oui, bon. Cette fête a rapporté beaucoup d'argent. C'était nécessaire."

Suzy et Louison, en bonnes gourdes qu'elles étaient, s'exclamèrent :

" Autant que l'orchestre, madame ?

- Et les petits fours avec le champagne ?

- SUZY ! LOUISON ! Vous êtes privées d'eau de cologne !"

Les jeunes femmes se turent et Mathilde lança, railleuse :

" Comme ça, elles apprendront à se laver le cul avec de l'eau et du savon. Ce n'est pas plus mal."

Gabrielle se joignit aux rires ambiants.

Quelle terrible journée que la journée des comptes de Madame !