24 mars - 20 heures
" Tu devrais y penser sérieusement, Gabrielle !, assura Colette.
- Mais tu n'y penses pas. Je ne suis pas à la hauteur !
- Gabrielle ! Je t'en prie ! Regarde tes jambes, regarde tes seins !
- Justement !"
Gabrielle du Plessis se mit à rire. Assise dans le salon de l'Amazone, elle savourait un de ces fameux cocktails à assommer un boeuf. Elle ne les aimait toujours pas, mais cela appartenait aux habitudes du lieu.
Natalie Clifford Barney recevait l'habituelle faune du vendredi soir et Liane de Pougy s'était entichée d'une nouvelle danseuse.
" Et pense à la publicité que cela te ferait !
- Tu parles ! Tu veux me voir faire scandale ? Comme toi dans ton rôle d'Egyptienne au Moulin-Rouge ?"
Colette leva les yeux au ciel et s'exclama :
" Tous ces fichus ronds-de-cuir ! Ils ont été choqués par Missy et moi !
- Ha ? Je croyais que c'était par tes seins nus !
- Non ! Ils étaient plutôt contents de les voir !
- Ha Sidonie, ma joliette !
- Tu ferais fureur en tenue d'Egyptienne ! Imagine ?
- Plutôt en Grecque ! Avec une toge et des cothurnes !"
Gabrielle but une longue gorgée et regarda dans le vague, le sourire avait disparu.
Colette contemplait son amie et la trouva triste.
" Tu les aimes tellement tous tes hommes ? C'est ça qui te retient au One-Two-Two ?
- Colette ! Je t'en prie !
- Ou alors tu as des dettes ?
- J'ai surtout la tête sur les épaules et des mômes à nourrir."
Colette se tut. Elle avait compris le dilemme dans lequel se trouvait son amie. Elle aussi connaissait une période difficile en attendant son divorce. Séparée depuis trois ans d'avec son mari, Willy, elle vivait des amours compliquées avec Missy, sa Mathilde de Morny.
" Il y a une solution, ma Gaby. Viens avec moi faire du music-hall ! Tu vas gagner de l'argent, éponger tes dettes, payer ta mère maquerelle et quitter ta vie d'esclave !
- Avec toi, Colette, tout a l'air simple !, sourit la cocotte.
- Non, ça ne l'est pas ! Mais c'est plus bath que de vivre dans un bordel !
- Je l'admets."
Gabrielle rêva de vie sans amours tarifés et de baisers gratuitement donnés. Elle en soupira de dépit.
" Essaie ! Tu verras ensuite !
- Mes jambes méritent-elles vraiment le détour ? J'ai quarante ans, Colette !
- Oui, elles le méritent !," assura une voix inconnue.
Colette se tourna vers le nouveau venu et fit mine de le souffleter.
" Ecouter aux portes est très mal poli, Pablo !
- Oui, mais je m'en fous ! Si cela me permet de découvrir des modèles !
- Des modèles ?"
Gabrielle était surprise.
Devant elle se tenait un homme entre deux âges, avec une mèche de cheveux noirs barrant le front.
" Oui. Je peux vous proposer un emploi de modèle. Je paye peu mais je paye.
- Je...je ne sais pas, monsieur...
- Picasso."
Colette applaudit, aux anges pour son amie.
" Te voilà modèle, ma Gaby ! Bientôt tu seras artiste lyrique, danseuse et muse ! Qu'en penses-tu ?
- Hé bien... Pourquoi pas ?"
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