Le paysage passait vite et Gabrielle souriait.

Son étole voletait derrière elle et les paysans s'éloignaient devant la voiture de son Altesse le prince Sernine.

Des moutons et des vignes, des montagnes et la mer qui étincelait dans le lointain. Les troupes d'Hannibal s'étaient reposées ici et là avaient bivouaqué les armées napoléoniennes.

Ici, l'Histoire s'était écrite en larmes de sang et gouttes de vin.

Maintenant, la guerre s'était éteinte et la campagne italienne semblait si calme.

Pourtant, les visages ne souriaient pas et les regards restaient glacés.

" Le monde change, ma Gabrielle, soupira l'aristocrate russe. Nous vivons les dernières heures...

- Les dernières heures ?

- J'ai vécu mille vies...

- Tu es fatigué, Alexeï. Veux-tu que je te remplace ? André m'a appris à conduire !"

Sernine se mit à rire. Son Alfa Romeo fit une embardée et des moutons coururent se réfugier plus loin. Les chiens aboyèrent et les bergers levèrent le poing.

" Je te remercie, moya zvezda. Je tiens à mes roues."

Gabrielle haussa les épaules et leva le menton d'un air fâché.

" Tu as tort de ne pas me faire confiance. J'ai rendu sa voiture à André, elle était en bon état.

- Je sais , moya zvezda. André m'a raconté. Il a mis une journée à enlever toute la boue.

- Les hommes et leur voiture ! Pfuit !"

Gabrielle se tourna vers la campagne, la mer s'approchait et Trévise était la dernière étape à passer avant la Sérénissime.

Venise, ses canaux et ses gondoles.

Le prince Sernine y avait des amis et un Palazzo perdu dans les dédales de la célèbre ville lagunaire.

" Moya zvezda, tu es bien pensive. Cela ne va pas ?

- Les denières heures de notre monde ?! Je ne comprends pas.

- Don Luis a dû te parler, non ?"

Gabrielle rougit et baissa la tête. Sernine posa sa main sur la sienne et détourna les yeux de la route.

" Je tiens à toi, moya zvezda. S'il t'arrivait quelque chose à cause de ce soldat à la manque, je fais un malheur. La France n'est pas prête.

- Alexeï !," rit Gabrielle.

Mais le prince ne riait pas, il ajouta sérieusement :

" Je suis lieutenant-général dans l'armée impériale russe ! J'appartient à la Stavka, le commandement des forces armées russes. Je parle pour le Tsar.

- Je suis Française, tesoro.

- La Russie est alliée de la France. Mais tu ignores tout du monde, ma Gabrielle. Alexandre Goutchkov, Benito Mussolini... Des voix se lèvent et elles ne sont pas douces."

Gabrielle contempla son compagnon.

Alexeï Sernine avait été rappelé de toute urgence en Russie. Il était riche et puissant, mais de quoi était faite sa puissance ?

" Gare-toi là, je prends le volant !, ordonna la femme.

- Quoi ?

- Je sais conduire ! A combien monte ton Alfa Romeo ?"

Le prince se mit à rire, il obéit à la cocotte et s'arrêta.

Il la défia du regard.

" 110 km/h. C'est un prototype, une Alfa Romeo 24 HP que m'ont gentiment offert Nicola Romeo et Alexandre Darracq. Je dois la tester !

- Parfait ! Nous allons voir ce qu'elle a dans le ventre !"

Gabrielle s'assit à la place du conducteur et démarra la voiture.

Elle fit faire une embardée au bolide et Sernine l'applaudit.

L'Alpha Romeo 24 HP fit preuve de toute sa vitesse et Gabrielle du Plessis de toute sa dextérité.

Alexeï Sernine était attendu vers quatorze heures à l'Hôtel Danieli, situé sur le riva degli Schiavoni à Venise, non loin de la place Saint-Marc et du Palais des Doges.

L'illustre visiteur fit une entrée remarquée à treize heures.

Une femme l'accompagnait et elle marchait telle la reine de Saba, le front levé et le regard hautain.

La sûreté faite femme.