8 mai - 14 heures
La Sûreté était plus morte que jamais. Chaque couloir devenait caveau et chaque bureau résonnait comme un sépulcre. Tous se taisaient en l'absence du maître.
Le chef de la Sûreté était absent depuis des heures.
Une affaire à régler avec le ministère des Colonies.
Des noms de remplaçants potentiels étaient soufflés dans l'obscurité des portes.
Pour la première fois, Gabrielle du Plessis se retrouva face à un mur.
L'inspecteur Puchot en était désolé, mais il se fit intraitable.
" On ne passe pas, madame. Ordre du préfet de police.
- Pourquoi donc ? M. Lenormand est en réunion ?," sourit Gabrielle.
Puchot secoua la tête, désolé et ferme.
" Oui, madame. Mais pas ici. M. Lenormand est au ministère. Il est injoignable.
- Je ne peux pas l'attendre dans son bureau, inspecteur ?
- C'est que ce n'est plus le bureau de monsieur Lenormand, madame."
Gabrielle comprit et des images de départ vers la Cochinchine assombrirent son sourire.
" Bien, bien. Je vous souhaite une bonne continuation, inspecteur. Je...
- Je vous remercie, madame, et vous retourne les bons voeux."
La cocotte essayait de se montrer dure et sûre d'elle, elle ne réussit qu'à pâlir. L'angoisse pour ses enfants, ajoutée aux vilainetés d'Elvire et aux regards mauvais de Madame la fragilisaient. Perdre son Arsène était le coup de trop.
Gabrielle pâlit et s'effondra au milieu du couloir de la Sûreté. Sans les bras de l'inspecteur Puchot, elle tomba sur le sol. Ce dernier hurla un seul nom :
" JAVERT !"
Gabrielle du Plessis se réveilla quelques minutes plus tard, allongée sur un canapé de bois terriblement douloureux pour le dos. La pélerine roulée en boule sous elle n'arrangeait pas les choses. Elle voulait se redresser, un grognement l'en empêcha.
" Tut ! On ne bouge pas ! Je compte !"
Gabrielle leva des yeux larmoyants sur l'inspecteur Javert et en conçut un profond soulagement. Ce dernier lui tenait le poignet et ostensiblement comptait les battements de son coeur.
" Je vais bien !
- A d'autres ! Je ne connais que deux sortes de personnes à s'effondrer à la Sûreté. Les victimes et les coupables. Tu as été mise en examen ?
- Non, sourit Gabrielle, amusée. Pas que je sache.
- Donc, tu es une victime ! Maintenant, la paix ! Je compte !"
Une longue minute passa encore, puis l'homme se recula et croisa ses bras devant lui. Ses favoris, hérissés de colère, affichaient l'inquiétude horrible qu'il avait ressentie.
" J'attends !, claqua le flic.
- J'ai oublié de manger ce midi.
- Tu as maigri, c'est juste. Mais ne me prends pas pour un branque. Tu as plus de corps que ça, pour jouer les évanouies comme ça."
Gabrielle se redressa et aussitôt, son ami vint l'aider à s'asseoir. La cocotte se vit dans le bureau des inspecteurs, complétement abandonné.
" Où sont-ils tous ?, demanda la femme.
- A la recherche du temps perdu ! Puchot a fait chercher des douceurs pour te requinquer, mais le préfet de police est long à la détente.
- Comment ça ?
- Monsieur Lépine ne sait pas si tu préfères le thé ou le café, alors il fait préparer les deux. Quant aux gâteaux, comme Lenormand aime les Paris-Brest, le daron de la raille s'est dit que toi aussi."
Gabrielle cacha sa bouche de sa main, à la fois pour ne pas rire et ne pas pleurer. Son émoi n'échappa pas au policier qui se pencha de toute sa hauteur.
" C'est l'affaire du daron qui te met dans ses états ?
- Mon Dieu, si tu savais...
- Pardi que je veux savoir. Dis-moi !
- Je suis désolée de faire tant de tintouin. Cela ne se reproduira plus."
Gabrielle se releva et remit bien les plis de sa robe. Elle en était à rectifier ses boucles lorsque Javert se planta devant elle.
" Ha non, ma joliette ! Pas de ça avec moi ! Que se passe-t-il ? Tu aimes vraiment le daron ? Lenormand serait fou de refuser cette promotion et...
- Tout va bien, tu l'as dit toi-même. Un client de moins, je n'ai qu'à écarter les cuisses pour en avoir un autre.
- Je n'ai pas dit ça et tu le sais très bien ! Je..."
Mais Javert dut se taire.
Gabrielle du Plessis affichait maintenant un sourire professionnel et des yeux étincelants de joie. La brigade de la Sûreté revenait au grand complet. On avait trouvé un Paris-Brest et des boissons chaudes à ne savoir quoi choisir. Thé, café, chocolat chaud.
A la tête de la troupe, M. Lépine vint prendre des nouvelles de la cocotte, avant de prendre son congé. Il y avait du travail à mener en l'absence du chef de la Sûreté.
Provisoire, évidemment.
Ce fut à cet instant que Gabrielle apprit qui avait manigancé ainsi.
" Figurez-vous que la promotion a été proposée par un ami de Madame Germaine, fit Lépine, un peu narquoisement. Il fréquente assidûment le One-Two-Two. L'heureux homme !"
Gabrielle savait faire des rapprochements.
Le client de Madame, les dimanches, les admonestations de Suzy...
Voilà comment Madame Germaine souhaitait mettre fin à l'idylle entre Gabrielle et Arsène.
Javert applaudit le jeu de l'artiste lyrique.
Lui seul décela l'angoisse dans le pli de la lèvre, car Gabrielle accusa le coup sans rien en montrer.
" Monsieur Lenormand a bien mérité de l'Etat, asséna la cocotte. Je suis heureuse pour lui."
Le café et le Paris-Brest furent bien difficiles à avaler.
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