6 juin - 16 heures
Le New York Times était posé sur la table du salon du One-Two-Two et dans la rubrique des faits divers, on annonçait la mort de Filippo Catalano. Un extorqueur présumé de la Mano Nera, abattu par un ou plusieurs inconnus, en quittant le restaurant Vesuvius, à New-York.
L'assassinat remontait au jour précédent et les détails du crime faisaient froid dans le dos.
Gabrielle du Plessis lisait et serrait les dents. Elle avait tellement peur pour Jim.
Ce dernier devait en effet quitter Paris.
Inquiète, la cocotte mit sa robe la plus simple et se coiffa d'un chapeau à voilette. Elle prit un taxi et se fit déposer devant le bureau de Jim Barnett.
Tout était fermé.
Les oiseaux s'étaient envolés.
Encore plus inquiète, la cocotte regarda autour d'elle. Elle marcha à la recherche d'un nouveau taxi, elle avait tellement peur de rencontrer les tueurs de la mafia...ou de cette organisation américaine dont elle ignorait tout.
Un bras vint gentiment saisir sa taille et la fit hurler de terreur.
Surpris, l'homme qui l'avait ainsi attrapée se recula.
" Gabrielle ? Tu ne vas pas bien ?
- Ho Etienne ! Que je suis heureuse de te voir !
- Je vois ça ! Tu es pâle, ma douce. Que fais-tu ici ?
- Je venais voir Jim, mais il est parti.
- Oui. L'Amerloque a prévenu qu'il avait du travail qui l'attendait.
- Mon Dieu..."
Gabrielle pâlit tellement que le fier chasseur de fauves la prit par le bras et l'entraîna dans les rues de Paris. Il s'arrêta au premier café venu pour offrir un rafraîchissement à la femme.
Il la regardait, furieusement inquiet.
" Que s'est-il passé ?
- Je ne sais pas. J'ai rencontré des gens qui veulent du mal à Jim.
- Jim s'est encore fourré dans une histoire impossible. Ne t'inquiète pas, Gabrielle ! Il a l'habitude !
- Je ne sais pas... Je l'espère...
- Veux-tu que je te présente un ami ? Quelqu'un d'exceptionnel ?
- Exceptionnel ? Avec plaisir !
- Alors viens !"
Etienne de Vaudreix sortit dans la rue et siffla fort pour attirer un taxi.
Il n'avait pas remarqué les trois ombres qui disparurent à cet instant. Prestement, il fit monter Gabrielle dans la voiture et ne lâcha pas sa main.
Au 184, boulevard Saint Germain, se tenait le siège de la société de géographie, fondée le 15 décembre 1821. L'immeuble construit en 1878 était impressionnant, avec ses deux cariatides encadrant la porte d'entrée. La Terre et la Mer encadraient le globe terrestre.
A l'entrée d'Etienne de Vaudreix, un homme luxueusement vêtu vint l'accueillir en souriant. Il s'agissait du président de la société de géographie, le Prince Roland Bonaparte.
" Mon cher Etienne ! Vous êtes venu rencontrer notre ami danois ?
- Je connais personnellement Peter Freuchen. Nous avons fait quelques explorations ensemble."
Une voix résonna, forte et profonde, pleine de ravissement.
" Etienne ? Ah, min ven ! Du må simpelthen hjælpe mig ! Disse idioter forstår hverken dansk eller engelsk, og mit fransk er desværre ikke godt nok. [Etienne ? Mon ami ? Tu vas pouvoir m'aider, ces nigauds ne comprennent ni le danois, ni l'anglais et mon français n'est pas assez bon.]
- Ah, ah ! Heldigvis kender jeg dig ! [Par bonheur, je te connais !]."
Gabrielle resta stupéfaite en voyant s'approcher un géant vêtu de fourrure.
" Voici l'explorateur polaire, Peter Freuchen, lui présenta Etienne. Un ami.
- Er det din kone ? [C'est ta femme ?], demanda en souriant Peter Freuchen.
- Nej da ! Bare en veninde ! [Non ! Juste une amie !] Gabrielle du Plessis !
- Ork! Du skal nok få hende. Altså, hvis hun kan holde rytmen ! [Bah ! Tu en feras ta femme. Si elle peut te suivre !]
- Åh, det kan hun ! Det kan jeg love for ! [Elle le peut, ça je peux en jurer !]"
Une claque formidable fit vaciller en avant Etienne de Vaudreix et le géant danois rit. Gabrielle ne comprenait rien, elle en frémit. L'homme était époustouflant.
" Sådan skal det være! Kom nu og hjælp mig med at forklare disse fatsvage mennesker, hvor smukt Grønland virkelig er ! Du ved jo, hvad jeg snakker om ! [Alors à toi de faire de ton mieux ! Viens m'aider à expliquer à ces idiots la beauté du Groenland ! Tu connais, toi !]
- Ok ja ! Jeg kender de ensomme nætter og de henrivende nordlys ! [Oui, je connais ! Les nuits solitaires et les aurores boréales.]"
Peter Freuchen approuva et Etienne le suivit dans la salle de conférence. Gabrielle du Plessis suivit les deux hommes. Etienne lui expliqua la vie au Groenland et le travail impressionnant mené par Peter Freuchen à Thulé.
" Cet homme vit sur la banquise avec des Esquimaux ?, s'étonna la cocotte.
- C'est à peu près ça, ma douce, sourit Etienne de Vaudreix. Avec de la glace, des phoques et des chiens de traîneaux.
- Mon Dieu !"
Des photographies étaient disposées sur les murs et des cartes montraient les régions désolées de l'Arctique.
Peter Freuchen n'était pas le seul conférencier, son ami, Knud Rasmussen, racontait aussi la vie au comptoir de Thulé, au-milieu des Inuits.
Les explorateurs danois avaient établi le comptoir de Thulé à Cap York (Uummannaq) et cherchaient un soutien financier auprès des Sociétés de géographie d'Europe.
Peter Freuchen était impressionnant, il évoquait calmement les attaques d'ours polaires et les engelures qu'il avait subies.
" Comment sont les Esquimaux ?, demanda Gabrielle à l'explorateur, tandis qu'Etienne lui traduisait tout. On dit qu'ils mangent de la viande crue ?"
L'explorateur secoua violemment la tête et opposa, par la voix d'Etienne de Vaudreix :
" Nej, nej, nej! De skal ikke bruge dette ord, min kære dame. Det er en frygtelig fornærmelse. Disse mennesker og deres kultur fortjener vores respekt. På Grønland hedder de Inuitter. De spiser rådt, tørret, kogt eller stegt kød, alt efter hvad der passer dem ! [Ne dites pas ça ! Ce mot est une insulte ! Ce sont des peuples avec une culture et des traditions respectables. Au Groenland, ce sont des Inuits. Ils mangent de la viande crue, séchée, bouillie ou grillée. A leur convenance.]
- Et c'est bon ?"
Gabrielle du Plessis vit les yeux perçants de l'explorateur se poser sur elle. L'homme sourit dans sa barbe et ouvrit un sac posé sur une console.
" Jeg har noget muktuk med. [J'ai du muktuk].
- Du mouktouk ? Qu'est-ce que c'est ?, " sourit la cocotte.
L'explorateur déposa entre les mains de Gabrielle un petit bout de quelque chose d'indéfini. La femme, courageusement, le mit dans sa bouche. Cela avait un goût de noix, assez huileux.
" Det er et stykke flæsk fra en grønlandshval. Så ? Hvad siger De ? [C'est du lard de baleine boréale. Qu'en pensez-vous ?]
- C'est bon. Un peu caoutchouteux."
Peter Freuchen se mit à rire et en offrit aux autres membres de la Société de Géographie. Peu eurent la bravoure de Gabrielle du Plessis.
Etienne de Vaudreix en mangea plusieurs morceaux, il connaissaIt déjà.
" Vores handelsstation i Thule bliver en base for arktiske opdagelsesekspeditioner. Det bliver simpelthen spændende ! [Notre comptoir de Thulé sera la station de base pour pouvoir explorer l'Arctique], expliqua Freuchen.
- Jeg skal nok tage en tur derop snart [Je reviendrai y faire un tour], annonça Etienne de Vaudreix.
- Selvfølgelig. Og tag din smukke Gabrielle med ! [Bien sûr. Tu emmèneras ta jolie Gabrielle.]"
Gabrielle pensait avoir compris. Le visage d'Etienne était trop gêné et il n'osait plus la regarder en face. Le géant en fourrure riait toujours.
La cocotte rétorqua en souriant :
" Quel temps fait-il à Thulé ?
- Entre - 29 ° C et 8 ° C. Les bonnes années !" répondit Etienne de Vaudreix.
Gabrielle perdit son sourire et se blottit contre son beau chasseur.
Le géant danois rit et s'exclama :
" Vores Etienne skal nok holde Dem varm. Han er en fremragende pelsjæger ! [Etienne vous réchauffera ! C'est un chasseur de fourrure émérite.]
- DET er jeg ! [Ca, je le suis !]"
Les deux explorateurs riaient de concert en mangeant les morceaux de lard de baleine.
Gabrielle n'arrivait même pas à imaginer une température de - 29 ° C...et encore, seulement les bonnes années !
Elle apprit plus tard qu'on atteignait parfois les - 40 ° C.
Ce qui la guérit de la moindre velléité d'aller se promener en Arctique, malgré la beauté des paysages et l'hospitalité de ses habitants.
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