17 juin - 14 heures
Les journalistes l'ovationnaient, les moteurs vrombissaient et tous les pilotes l'acclamaient.
La belle rouquine avait encore fait parler d'elle !
La course du Prince Henri était réservée aux automobilistes aguerris. Il fallait une voiture de tourisme 4 places. Cette course avait été créée par le Prince Henri en personne, frère cadet du Kaiser de Prusse et d'Allemagne, Guillaume II et sportif reconnu.
Elle consistait en un voyage de 1900 km, à-travers l'Allemagne et la France.
La véritable course avait eu lieu le 10 juin 1910 avec seulement dix participants.
Celle du 17 juin 1910 était une course, non officielle et non reconnue, elle ne devait pas prendre plus de quelques minutes pour une distance bien moins importante.
Et pour cause !
Il n'y avait que quatre voitures en lice et toutes étaient conduites par des femmes !
Camille du Gast, l'Amazone aux Yeux Verts, une femme passionnée de sport, aéronaute, alpiniste et exploratrice. Elle était l'une des premières pilotes automobiles, et l'une des premières femmes à posséder le permis de conduire.
Dorothy Levitt, The fastest girl on Earth, détentrice du premier record de vitesse sur l'eau sur un hors-bord Napier et première femme pilote d'usine. Elle détenait encore le record de vitesse féminin dans les courses de côte.
Mrs Cecil George, une Speederette reconnue qui courait aux Etats-Unis, malgré l'interdiction faite aux femmes de faire des courses automobiles majeures, jugées trop dangereuses, en 1909. Les femmes couraient dorénavant dans l'illégalité ou à titre de démonstration.
La quatrième voiture était conduite par une rousse que le tout-Paris apprenait à connaître !
Gabrielle du Plessis, danseuse, artiste lyrique, pilote automobile et aéronaute, se tenait aux volants d'une Packard Model 30, d'une couleur rouge rutilante.
Et les journalistes s'en donnaient à coeur joie.
L'imposante Anne de Rochechouart de Mortemart, la Duchesse d'Uzès, s'approcha et prit la parole :
" En tant que marraine de cette course, je suis honorée d'en annoncer le départ ! Le Bois de Boulogne avec ses allées en fait un circuit de 3000 m ! Que nos concurrentes rivalisent d'adresse et d'habileté !"
Les hourras et les lazzis résonnèrent tandis que les pilotes se préparaient pour le départ imminent. La Duchesse d'Uzès tenait dans sa main un revolver et visa le ciel pour lancer la course.
Ce fut une pétarade impressionnante !
La Duchesse resta debout, souriante, à contempler les quatre bolides s'éloigner sous les arbres et disparaître dans le couvert. Elle se tourna ensuite vers son compagnon et sourit d'autant plus devant son visage pâli.
" Mon cher André, je ne vous reconnais plus. Elle vous tient assez pour vous rendre si mal ?
- Ne vous moquez pas, duchesse. Je fais amende honorable.
- En offrant de conduire votre Panhard ?!, s'amusa la vieille femme. Vous avez dû vous montrer insupportable.
- Je ne m'attendais pas à ce qu'on salisse autant sa réputation, avoua le riche industriel.
- D'où cette armée de journalistes que vous avez convoquée ?! Et cette course impromptue que vous avez financée ?! J'espère qu'elle vous épousera pour remercier un tel dévouement !
- M'épouser ?! Je ne pense pas qu'elle y pense réellement...
- Allons donc !, se moqua la Duchesse. Une femme qui accepte de prendre de tels risques pour vous plaire mérite plus que des doutes !
- Je ne suis pas sûr que ce soit pour me plaire... Mais je vous remercie de me remonter le moral, duchesse. "
La Duchesse d'Uzès sourit avec encore plus de grâce.
Cette femme exceptionnelle connaissait la conduite automobile pour avoir été la première femme à obtenir le certificat de capacité, donc le permis de conduire. Elle serait en 1926 la première Présidente de l'Automobile Club féminin de France. Elle s'orgueillissait d'être également la première femme à s'être fait verbaliser pour un excès de vitesse. Sa Delahaye type 1 avait roulé à 15 km/h au lieu des 12 autorisés. La duchesse en riait encore.
" Qu'avez-vous réussi à faire accomplir à votre Gabrielle du Plessis ?, demanda la Duchesse, curieuse.
- Conduire une voiture, ramer sur une périssoire, faire du cyclisme, monter en avion...
- Il en manque encore ! Vous devriez l'emmener en ballon ou faire de l'alpinisme !"
André Laroche se mit à rire et secoua la tête.
" Pourquoi pas ? Si elle veut encore de moi...
- Evidemment !, répondit la duchesse, avec un léger dédain dans la voix. Il va falloir vous reprendre, André, ou votre belle va se trouver un homme plus entreprenant !
- Vous croyez, duchesse ?
- Une de mes amies, oeuvrant dans le journalisme, dit toujours qu'une femme qui s'épanouit dans le ciel n'aura plus jamais sa vie dictée par le temps libre d'un homme. Ce n'est pas faux. Votre Gabrielle va découvrir l'indépendance si vous n'y prenez pas garde !
- Mazette !"
La course même non officielle était dure et impressionnante. Le public y assistait en masse . Des femmes surtout, mais également quelques hommes. On ne se moquait plus maintenant.
Deux concurrentes s'étaient frôlées de si près qu'on avait craint l'accident. Une belle action d'éclat.
La Panhard se défendait bien, mais les concurrentes étaient des coureuses aguerries. Gabrielle du Plessis fit ce qu'elle put.
On salua la performance lorsqu'elle arriva en bonne dernière.
Mrs Cecil George avait gagné parce qu'elle avait l'habitude de concourir aux Etats-Unis dans des courses illégales. Tous les coups étaient permis et toutes les manoeuvres acceptées. On prenait de gros risques pour vaincre.
Mrs George méritait amplement le trophée que lui remit la Duchesse d'Uzès.
" Un jour, les femmes auront le droit de courir !, annonça fermement la Duchesse. C'est ainsi pour tous les droits ! L'égalité ne sera pas un vain mot !"
On entendit quelques lazzis, mais noyés dans un torrent d'applaudissements.
Parmi les plus déterminés se trouvait André Laroche.
Raymonde de Laroche s'approcha et lança dans l'oreille de son frère :
" Je l'ai convaincue en allant la dénicher jusque dans son One-Two-Two. Maintenant, à toi de faire sa conquête !
- Tu crois que c'est possible, Elisa ?
- Elle ne s'est pas fait prier. Tu lui manques, grand imbécile !"
Rasséréné, André Laroche claqua dans ses doigts. Plusieurs bouquets de fleurs, magnifiques et imposants, furent déposés au pied des quatre concurrentes.
Seule Gabrielle du Plessis en reçut un de ses mains, fait de roses et de glaïeuls.
" Tu me pardonnes, ma Gabrielle ?, murmura l'industriel.
- Cela dépendra de ce que diront les journaux, demain...
- Ho, Gabrielle !"
Mais la cocotte était heureuse, elle embrassa son idiot de Parisien devant les photographes et sut qu'elle lui avait pardonné depuis longtemps déjà.
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