19 juin - 10 heures
La plaine de Madrillet s'étendait au soleil de juin. Ces dames portaient d'amples chapeaux, à la mode rubannée. Le vent soufflait fort, on devait retenir son ombrelle et prendre soin de ne pas lever trop haut sa jambe. On risquait de dévoiler son mollet, plus que sa cheville.
Et les hommes avaient bien remarqué la jambe de Gabrielle du Plessis.
La non-rousse marchait, le front haut et la robe relevée à son maximum à cause de la boue et des touffes d'herbe.
Cela faisait rire la cocotte, tous ces sourires intéressés d'hommes...et tous ces regards jaloux de femmes.
" Le Madrillet est un haut lieu de l'aviation, ma Gabrielle, expliqua André Laroche. Ici, de grands noms se sont battus.
- Où est Raymonde de Laroche ?," demanda Gabrielle en relevant la tête vers le ciel.
Là-haut, des avions voltigeaient, en un semblant de combat aérien. Certains valsaient au-milieu des nuages.
Laroche soupira, amusé et inquiet.
" Ma petite soeur est trop loin pour nous autres, pauvres fourmis.
- Lui as-tu acheté son moteur ?
- Bien entendu ! Son biplan Voisin est parfait ! Je n'ai malheureusement pas pu lui acheter la prudence."
Gabrielle rit en secouant ses belles boucles au soleil.
" De la prudence ? Toi ? Je t'en croyais dépourvu !
- Moi ? Je suis la prudence personnifiée, ma douce.
- Evidemment. Quelle nouille je suis de croire autre chose !
- Je suis content de te l'entendre dire !"
Parmi les nuages, Raymonde de Laroche exécuta une dangereuse manoeuvre, un formidable looping au-milieu de ses concurrents, et le riche industriel applaudit sa soeur.
" Un jour..., murmura Gabrielle, alarmée. Un jour ne ressemblera pas aux autres.
- Certainement, ma Gabrielle. Mais l'appel du ciel est trop fort pour être ignoré.
- Je comprends, André..."
La Grande Semaine de l'Aviation de juin 1910 s'était déroulée au Madrillet, en bordure de la forêt du Rouvray, près de la ville de Rouen.
Le Comité était présidé par Marcel Debons et plusieurs représentants du Gouvernement et de l'Armée étaient présents.
André Laroche appartenait à ce monde. Paul Doumer, l'ancien président de la Chambre des députés, et le général Meunier, commandant du 3e corps d'armée, vinrent s'accouder à ses côtés sur les barrières.
" Vous ne participez pas à l'événement, mon cher Laroche ?, demanda le premier, curieux.
- Je ne vole plus, votre Excellence.
- Ha ? Je vous ai pourtant vu il y a peu à Reims, fit le second, surpris.
- C'est bien ce que je vous dis, je ne vole plus."
Gabrielle du Plessis se faisait toute petite devant ces messieurs imposants. Le général Meunier lui souriait poliment.
" De toute façon, on ne sait pas quoi en penser, assura le militaire. Après l'accident de Maurice Farman...
- Allons, mon cher général, rétorqua Paul Doumer. Vous savez bien que la prochaine guerre sera aérienne !
- Elle sera trop courte pour nous laisser le temps d'utiliser une aviation quelconque !
- Mon cher Meunier, vous avez bien raison ! Notre armée est fin prête à en découdre avec l'ennemi !"
Gabrielle songeait à son Espagnol. Elle devait terminer son devoir d'espionne au nom de la patrie.
Un cri perçant parcourut la foule et mille cris d'horreur résonnèrent.
Un avion était descendu si bas qu'il avait fait voler des chapeaux et des ombrelles.
Paul Doumer lâcha, époustouflé :
" N'était-ce pas votre soeur, Laroche ? La petite baronne ?
- Si fait," répondit platement l'industriel.
Son chapeau avait été emporté par le vent, il paraissait si malheureux ainsi décoiffé que Gabrielle en eut pitié.
Lui saisissant le bras, elle s'exclama :
" As-tu une tenue pour moi, André ?"
Ce dernier plissa les yeux et répondit :
" Certainement, Gabrielle.
- Alors, viens encore me montrer comment on réalise un looping sur un biplan."
André Laroche embrassa fougueusement les mains de sa partenaire.
L'appel du ciel ? Peut-être.
L'appel du coeur !
Surtout !
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