22 juin - 17 heures

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La Sûreté pouvait être un endroit inquiétant et dangereux. En fait, ce devait être toujours le cas.

Seulement, Gabrielle du Plessis ne voyait pas les choses ainsi. Elle connaissait personnellement plusieurs inspecteurs de police et était la maîtresse officielle du chef en personne.

Qui oserait s'en prendre à la cocotte du daron ?

Un inspecteur nouvellement nommé le pourrait.

Et Gabrielle en faisait l'amère expérience.

" Nom. Prénom. Métier. Et gare à toi la fille si tu t'avises de mentir !"

- Du Plessis Gabrielle. Artiste lyrique."

Une gifle fit taire la cocotte et le commissaire demanda dans un sourire :

" Ton métier, la fille ?

- Putain.

- C'est mieux. On t'a ramassée à Méry. Tu t'expliques ?"

Gabrielle redressa le menton et ses yeux brillèrent de mille feux. Arrogante, le front haut, elle s'exclama :

" Avec les exploités.

- Tu participais à la grève ?! Toi ? Me fais pas rire, la fille ou je vais t'en coller une deuxième.

- Je suis de la grève. Les ouvriers sont mal traités à Méry. C'est une honte ! Ils meurent de faim et depuis mars, ils font grève contre leur patron. Que fait l'Etat ?

- Paix, la fille, s'amusa le policier. J'ignorais que les putes étaient communistes !"

Gabrielle secoua la tête et ses boucles salies par la saleté de cette journée de manifestation ne bougèrent pas.

" Je ne suis pas plus communiste qu'autre chose. Je suis juste choquée par ce que vivent les ouvriers de Méry-sur-Oise. Ils luttent pacifiquement depuis des mois. Les fermiers, les maçons, les cheminots... Ici ce sont les carriers qui se révoltent.

- Et te voilà, la fille, à parader dans les rues de Méry, habillée de rouge ! Une belle idée !

- Les syndicats appellent à la lutte...

- Tu n'es même pas syndiquée et tu n'es pas ouvrière. Tu es bien stupide, la fille."

Le policier se mit à rire. Gabrielle se fendit d'un sourire et frotta sa joue marquée de rouge.

" Tu es donc Gabrielle du Plessis. Prostituée et communiste. Tu es bonne pour la geôle."

Gabrielle ne répondit pas.

Elle songeait à la France ouvrière. Elle suivait dans les journaux les récits et les témoignages sur les ouvriers et leurs conditions de vie. Déplorables, misérables, insupportables. La France n'avait pas évolué depuis le début de l'industrialisation. Depuis 1906, les grèves se multipliaient, menées par des syndicats communistes, révolutionnaires. De grands noms socialistes prenaient régulièrement la parole pour s'élever contre cette situation. L'armée et la gendarmerie se colletaient aux ouvriers, aux fonctionnaires, aux cheminots, aux paysans. Des blessés et des morts étaient souvent à déplorer. Quant aux patrons, la plupart restait sourd aux revendications de leurs salariés et engageaient l'Etat à se montrer ferme.

La République se voilait la face et promettait une amélioration dans un proche avenir... La victoire de la gauche socialiste aux élections législatives de mai 1910 donnait bien du courage.

Dans les carrières de Méry-sur-Oise, la vie était intolérable. Les salaires n'avaient pas augmenté depuis plus de quinze ans, tandis que l'inflation galopait. On travaillait dix heures à l'instar d'un forçat et on ne se retrouvait pas mieux traité pour autant.

Cela expliquait la colère et la grève. 76 ouvriers se sont révoltés tandis que 162 ouvriers ont poursuivi le travail sous la protection des gendarmes.

Des gendarmes dans les galeries de la carrière ?! On s'était battus dans les souterrains, on avait brisé des outils et chanté l'Internationale ! On avait même parlé de sabotage !

Gabrielle chantait durant les manifestations, toute vêtue de rouge et les boucles au vent.

Le maire et ses conseillers municipaux soutenaient la grève et défilaient à la tête des manifestations. On voulait aboutir à un accord avec le patronat.

Le patronat refusait toute entente.

A qui la faute du conflit ?

" Dis la fille, tu y crois vraiment à tes rêves de justice sociale ?, se moquait le policier. Tu pourras en parler à tes condisciples. Tu iras à Saint Lazare !

- J'ai aidé une femme à nourrir ses trois enfants. Son mari fait la grève depuis mars. Elle n'a plus rien à donner. Que devais-je faire ?

- En parler à un curé ! Que veux-tu la fille ? Une auréole de sainte ?"

Gabrielle pleurait doucement en murmurant :

" Elle compte sur moi, la Léonie. Elle est la soeur de notre portière. Elle...

- Tu as fini ?, souffla l'inspecteur, agacé. M. Duvernois, le sous-préfet de Pontoise et M. Mouton, le juge d'instruction, ont demandé qu'une enquête soit faite et que les meneurs soient arrêtés et sévéremment punis. Tu me fais l'effet d'une belle idiote qui va se faire condamner comme les autres.

- Léonie a trois enfants à nourrir et aucun revenu, monsieur l'inspecteur, fit humblement Gabrielle. Vous l'aiderez ?

- Pas mon problème, la fille. Allez au trou !

- Tu ne sais pas l'immense bêtise que tu viens de faire, mon cher Naudin, fit une voix profonde derrière lui.

- Javert ?!, s'étonna le jeune Naudin.

- Ho Javert !, s'écria Gabrielle en se levant pour se jeter dans les bras de son ami.

- Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries ?, claqua Naudin.

- Gabrielle du Plessis a rendez-vous chez le chef de la Sûreté et le préfet de police. Séance tenante.

- Quoi ?!"

Gabrielle regarda son ami et Javert caressa doucement sa joue molestée.

" Pas d'autre atrocité, la belle ?

- Non. Je vais bien.

- File chez le daron. On reparlera plus tard de ta tendance à te balader à poil, avec un simple drap rouge dans les manifestations.

- Oui, Javert."

Gabrielle disparut en quelques instants.

Javert se tourna vers son collègue et le toisa froidement.

" Toi, tu viens d'arriver à Paname. Tu ne vas pas y faire long feu, crois-moi.

- Mais... Je ne comprends pas...

- Le chef de la Sûreté, M. Lenormand, va se faire un plaisir à t'expliquer."

Là, Javert se tut et quitta sa position de juge pour contempler sa montre.

" On va lui laisser un heure au chef. Il aura bien besoin de ça. Avant de te voir et de te casser."

Quant aux grèvistes, ils furent condamnés à la prison, pour entrave à la liberté du travail, violences, menaces et sabotage. M. Vincent, le secrétaire du Syndicat général des carriers de Seine et Oise, à la tête des révolutionnaires, s'était enfui et un mandat d'arrêt venait d'être lancé contre lui.

Pour les familles des ouvriers, rien ne fut prévu afin d'améliorer leur terrible situation.

Comme de juste.

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