29 juin - 8 heures
La dure réalité de la vie venait de frapper Gabrielle de plein fouet. Egarée entre les bals, les compétitions sportives, les bras de ses hommes, elle ne touchait plus terre.
Jusqu'à aujourd'hui !
Elle contempla sa compagne avec infiniment de compassion. Suzy pleurait doucement et Gabrielle ne savait pas comment la soulager.
" Mais tu es sûre, ma Suzy ?, demanda-t-elle doucement.
- Sûre de sûre. Ah je suis bien malheureuse !"
De fait, elle l'était et Gabrielle était désespérée de l'aider.
Comme les travaux d'agrandissement du One-Two-Two avaient officiellement commencé, les filles se partageaient les chambres. Gabrielle avait vu son petit royaume envahi par Suzy et Margot. A trois, elles dormaient dans le large lit de plume de la cocotte.
Ce n'était déjà pas amusant de vivre ainsi. Même si les filles étaient assez délurées et jolies.
Mais la nouvelle de Suzy refroidissait toutes velléités de jeux tribadiques.
" Que dois-je faire, Gabrielle ? Faut-il en parler à Madame ?"
La peur pâlissait la jeune femme, car Suzy était terriblement jeune en réalité. Vingt ans ? Vingt-deux ans ?
" Attendons avant de prévenir Madame, fit Margot, tout aussi désolée que ses amies.
- Mais si j'attends, cela va se voir et... Ho mon Dieu ! Madame va me chasser !"
Suzy se cacha le visage et les sanglots furent plus violents. Margot vint frotter le dos de sa compagne.
" Je connais quelqu'un, ma Suzy. Ce sera plus doux qu'avec la faiseuse d'ange de Madame. Je te le garantis !
- Mais... C'est interdit !"
Gabrielle et Margot se regardèrent avec le même sourire triste.
" Oui, mais on est toutes passées par là, avoua Gabrielle.
- Je...je ne sais pas... J'ai tellement peur, Gabrielle ! Tellement, tellement peur."
Oui, la peur, elles la connaissaient toutes et toutes étaient "passées par là". Car les lois étaient formelles ! Pas d'enfants dans un bordel ! Et les tenancières, même de bonne composition, ne gardaient pas les prostituées avec des enfants.
Mathilde et Gabrielle avaient placé les leurs au loin et pratiquaient le plus possible le coït interrompu. Corine possédait tout un stock de préservatifs qu'elle lavait elle-même et faisait sécher dans un adorable séchoir à capotes en verre, soufflé à la forme d'un pénis. Elle les prêtait à tout le monde, les invertis y compris. Bien entendu, il fallait que le client soit d'accord, mais en général, c'était compté dans le prix. Margot faisait très attention depuis ses deux avortements, elle ne sortait jamais sans son éponge imbibée de vinaigre collée au fond du vagin.
Suzy était encore trop candide et venait de se faire avoir.
" Tu as une idée de qui est le père ?, interrogea Margot. C'est monsieur de Jussac, je suppose ? Tu es le plus souvent avec lui.
- Non, ce n'est pas monsieur de Jussac, avoua Suzy, encore plus malheureuse. C'est son fils.
- QUOI ? Mais le fils de monsieur de Jussac a vingt ans ! Il n'est venu qu'une fois. Il y a deux mois, non ?"
On comptait, on recomptait, puis la lumière se fit.
" Tu es enceinte de deux mois ?
- Oui. Et je suis sûre que c'est de lui et pas de son père.
- Pourquoi donc ?"
Suzy se redressa et entoura ses jambes de ses bras. Elle avait essuyé ses larmes.
" Ca n'a pas été comme d'habitude avec Raphaël. D'habitude, j'ai bien du mal à finir son père et je vous prie de croire que j'y mets du coeur ! Hein ? Je m'échigne. Mais là... Là, je n'ai pas compris, j'ai senti des choses là que je sens pas d'habitude. C'était...
- Tu as eu du plaisir, c'est tout, conclut sobrement Margot. Tu n'en avais pas eu avant. Mais ce Jussac est un vrai emmanché !
- Monsieur de Jussac est gentil, sourit Suzy, mais j'avoue que son fils... "
Suzy rougissait et se frottait les jambes.
" Je ne savais pas ce que c'était. D'habitude, je crie parce qu'il le faut. Comme tout le monde. Mais là, j'ai pas pu m'en empêcher."
Cet aveu naïf fit sourire les deux cocottes. Margot hocha la tête et Gabrielle leva les yeux au ciel.
" On ne crie pas toujours pour de faux, tu sais. Ils ne sont pas tous des emmanchés ! Parfois, on tombe sur des perles rares."
Gabrielle se tut, songeant à ses nuits, toujours plus belles que leurs jours.
" Mais alors... mais alors quand tu cries, tu as du plaisir, Gaby ?
- Ben oui quoi.
- Mais tu cries tout le temps !
- Alors c'est que c'est bon tout le temps !"
Suzy regarda fixement son aînée. Un monde nouveau lui apparaissait. Elle se souvenait du jeune Florian d'Andrézy, mais elle était loin d'imaginer que cela pouvait être encore meilleur.
" Bon. Tu es enceinte du fils de monsieur de Jussac, fit Gabrielle, bien désolée pour son amie.
- Et j'ai un autre aveu à faire, murmura Suzy, toute rougissante.
- Tu m'inquiètes, ma Suzy, s'écria Margot en saisissant les doigts de la jeune femme.
- J'ai revu plusieurs fois Raphaël. En dehors du bordel. Je crois...je crois qu'il m'aime bien...
- Merde ! On est mal barrées !," s'exclama Margot.
Gabrielle secouait la tête, encore plus triste pour Suzy et pour ses rêves d'amour romantique. Si Madame apprenait ça, elle chasserait aussitôt Suzy de son établissement.
Non seulement, il était interdit d'y avoir des enfants, mais il était encore plus formellement interdit d'y nouer des liens amoureux.
Gabrielle du Plessis devait être la seule exception à la règle, car ses clients la payaient rubis sur l'ongle à Madame.
Alors Madame Germaine ne disait rien, mais n'en pensait pas moins.
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