Quand Madame est en vacances...

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Le retour de Gabrielle au One-Two-Two fut excessivement discret. Ses malles furent déposées dans sa chambre par la nouvelle bonne sans attirer personne.

Le salon était encore un champ de guerre. Les travaux avançaient bien. On avait abattu des cloisons et couvert le plafond de stuc. Des panneaux de bois précieux recouvraient les murs.

Un ouvrier posait un tapis épais sur les marches de l'escalier menant vers les chambres de ces dames. Il examina d'un oeil expert les jambes de la cocotte.

Mais Gabrielle n'avait pas le coeur à plaisanter et à dévoiler ses atouts. Son coeur était si triste qu'il pesait sur sa vie. Un poids de mille regrets.

Les vacances avec Arsène Lenormand avaient été si belles et si douces. Une nostalgie de foyer dont la femme aurait bien du mal à se débarrasser...

La chambre était également en travaux... Son lit, seul, surnageait au-milieu des décombres de son existence de femme déchue... Il attirait les larmes et les souvenirs...

Heureusement, Madame était là !

D'un pas martial, elle entra dans la chambre et toisa sa pensionnaire.

" Tiens ? Vous revoilà déjà, Gabrielle ? Je ne pensais pas vous revoir avant la fin de l'été."

Les larmes étaient taries, incapables de couler devant la vision. Madame Germaine portait sur sa tête un assemblage hétéroclite de bigoudis et de rubans. Le chignon paraissait vivant, tant les petits rouleaux glissaient et remontaient au fil de l'humeur de leur propriétaire.

Bref, Gabrielle du Plessis restait bouche-bée dans une posture stupide qui ne lui allait pas du tout.

Madame Germaine soupira et posa sa main sur l'épaule de son employée.

" Venez boire un chocolat en ma compagnie, ma chère. J'ai fait livrer un Paris-Brest et il est énorme.

- Mais...Madame ?!

- Il me semble que nous avons des choses à nous dire, Gabrielle. M. Laroche a fait porter des gerbes de glaïeuls pour vous et le jeune Florian d'Andrézy a demandé de vos nouvelles.

- Ils sont gentils, sourit tristement Gabrielle.

- Grumpf. Ce sont des hommes. Heureusement qu'ils pensent à vous. Le seul réellement utile a été le prince Sernine, il a fait payer vos factures en retard. Vos comptes doivent être épurés, maintenant.

- Le prince... Oui, j'avais oublié...

- Si je tenais votre Lenormand... Ha ! Vous devriez vous en tenir au One-Two-Two, ma chère ! Je suis plus âgée que vous, je sais de quoi il en retourne. Mon amie, Valtesse de la Bigne, a bien raison !"

Le chocolat était bien chaud, sans aucune goutte de lait, mais bien mêlé de rhum. C'était bien bon. Il faisait oublier la tristesse et la chaleur estivale.

Madame Germaine sortit ses cartes, elle appela la bonne et les trois femmes jouèrent au Pouilleux.

" Dans deux ans, je pense partir en retraite, Gabrielle. J'envisage de vous laisser la direction du One-Two-Two. On y gagne décemment sa vie, on est la patronne. Plus de passe, plus de client. Sauf si le coeur vous en dit et avec qui vous le désirez.

- Oui, madame, accepta Gabrielle en pinçant fermement la peau de celle-ci.

- C'est déjà le cas, aujourd'hui en réalité, Gabrielle, l'admonesta gentiment Madame. Vous n'avez plus de nouveaux clients depuis des années... C'est toujours les mêmes et il n'y en a pas un qui pourrait vous offrir une autre vie. Ah !"

Madame Germaine écrasa de tout son poids la main de la bonne, Josette, pour avoir gardé le Pouilleux.

" Il faudrait que je réfléchisse, madame.

- Oui, oui. On a encore le temps, ma fille."

Le rhum et le chocolat se mariaient excellemment au Paris-Brest. Les trois femmes riaient et racontaient les derniers ragots de Paris. Il y avait des cartes postales de plusieurs pensionnaires, on se les passait.

Suzy en avait envoyé une de Nice. On voyait la Baie des Anges, des palmiers et la mer. La cocotte avait écrit d'une jolie encre violette.

" A bientôt de se voir, je vous embrasse de tout mon coeur. Ici, il fait si chaud que j'ai l'impression de ne plus pouvoir penser.

Votre Suzy "

Madame haussa les épaules et s'exclama en pinçant les lèvres :

" C'était déjà pas glorieux avant, mais si la chaleur provoque ça chez Suzy, elle va réellement penser comme une poule."

Les vaches de Manon eurent beaucoup de succès, ainsi que les fleurs exotiques d'Elvire. Madame passa quelques minutes à examiner les falaises de Gabrielle.

" Il me semblait plus sérieux que les autres, celui-là. Enfin, on est toujours déçues, en réalité. Il ne faut s'attendre à rien de leur part."

Ce fut un terrible coup au coeur pour Gabrielle qui se vit forcée d'approuver.

" Oui, vous avez raison, madame.

- Et vos enfants ? Vont-ils bien en Normandie ?

- A merveille.

- Alors, il aura fait au moins ça de bien, Gabrielle. Offrir un beau coin de vie à vos mômes et des vacances pour vous. C'est déjà bien ! N'espérez pas plus, croyez-moi !

- Peut-être, madame."

Le chocolat fut suivi d'une orgie de melon au porto. Madame s'attela à la chevelure de la cocotte, la couvrant à son tour de bigoudis et de rubans. La bonne se retrouva également victime de la folie capillaire de Madame. Si on l'avait laissée faire, les ouvriers y auraient eu droit aussi.

Lorsque le soir tomba enfin et que Gabrielle rejoignit sa chambre triste et seulette, elle aperçut déposé miraculeusement sur son lit un billet à son nom.

" Ne défais pas tes malles, moya zvezda. Je t'emmène en Russie demain.

Ton Alexei"

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