24 juillet - 11 heures 30
Paris était déjà loin, on luttait contre la chaleur intense en ouvrant les fenêtres du wagon-restaurant. Les enfants s'agitaient en contemplant la campagne française... Bientôt, on traverserait des villages et des champs allemands. Ce serait les mêmes paysans et les mêmes misères.
La Belle Epoque ne concernait pas l'immense majorité du peuple.
La province de Prusse-orientale resterait invisible, on la passerait de nuit.
Le luxe du train Nord-Express était proverbial, les tapis étaient épais et les cloisons recouvertes de marqueterie. La couleur marron de ses wagons était caractéristique. Gabrielle se redressait, consciente d'avoir changé de monde, espérant ne pas trop afficher son manque d'éducation.
A ses côtés, protecteur et attentionné, se tenait le prince Alexei Sernine. Il fumait une longue cigarette russe et savourait une coupe de champagne.
Pour la dixième fois, Charles se jeta sur le prince pour lui demander :
" On arrive quand ? C'est vrai qu'en Russie, il ne fait jamais nuit ?"
Hélène surenchérit en secouant ses longs cheveux tressés.
" Et c'est vrai qu'en Russie, les gens sont tous grands et ils ont des sabres entre les dents ?"
Le prince se mit à rire de bon coeur. Il hocha la tête sérieusement pour répondre :
" Seulement les cosaques ! Mon ami Tarass Boulba en porte toujours un sur lui."
Les yeux des enfants scintillaient de joie. Gabrielle caressa les tresses de son Hélène.
" Je ne pense pas que nous pourrons voir des cosaques, ma chérie.
- Je ne pense pas non plus, Alionouchka. Sinon, pour répondre à ta question, Karlouchka, nous avons toujours plus de cinquante heures de voyage. Nous arriverons à Pétersbourg dans trois jours."
Charles hocha la tête, content d'avoir sa réponse, Hélène adorait son nouveau prénom, Alionouchka. Les deux enfants retournèrent à leur fenêtre pour voir s'il y avait toujours autant d'arbres, de poteaux et de vaches. Affaire d'importance pour un enfant !
Le prince chercha la main de Gabrielle et la rapprocha de lui. Légèrement inquiète, elle se laissa attirer près du riche aristocrate russe.
La vieille duchesse, Sonia Tarakanova, fit mine de ne rien voir, elle préféra se tourner vers ses propres petits-enfants.
Mais qui oserait se rebeller contre le prince Sernine ?
" Cinquante heures de voyage, mon Aliochka ?, murmura la femme dans le creux de l'oreille de son prince. Qu'allons-nous donc faire durant ce long voyage ?"
Alexei souriait, savourant la présence de la femme bien aimée et son surnom dans sa bouche.
" Moya zvezda... Il y a des livres... On peut converser et je peux même faire venir des musiciens si tu le désires.
- Tu pourrais le faire ?
- Evidemment ! En as-tu envie, Gabrilenka ?"
Gabrielle s'habituait tout doucement à son nouveau prénom, fait de douceur et de tendresse. Elle en appréciait la sonorité.
" Aliochka et Gabrilenka ! J'aime beaucoup, mon Alexei.
- Tu m'en vois heureux, moya zvezda," répondit-il en embrassant les doigts de sa compagne.
Un raclement discret de gorge fit se retourner les deux passagers. Sernine refusa de lâcher la main de Gabrielle.
Un employé s'inclina bien bas.
" Pouvons-nous servir le déjeuner, Vôtre Excellence ?
- Faites, Sergueï."
Le servant disparu, Gabrielle demanda, curieuse :
" Que mange-t-on dans des trains comme celui-ci, Aliochka ?"
Les yeux clairs du prince étincelaient de plaisir et ce dernier embrassa la cocotte.
" Voici le menu du jour, Gabrilenka. S'il n'est pas à ton goût, ou à celui des enfants, dis-le moi et je règlerai ça.
- Aliochka !," se mit à rire Gabrielle.
Le prince était sérieux mais la femme haussa les épaules, amusée. Et il n'y avait rien à redire au menu.
Crème d'Ecrevisses à la Moderne
Cromesquis à la Hongroise
Soles à l'Ambassadrice
Escalopes de Ris de Veau Catalane
Céleris braisés au Porto
Faisan truffé
Salade
Fromages
Glace aux Avelines
Corbeille de Fruits
Le prince contempla sa compagne avec une légère pointe d'inquiétude, mais Gabrielle afficha un large sourire.
" C'est parfait, mon Aliochka.
- Tu m'en vois ravi, ma Gabrilenka."
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