25 juillet - 20 heures
On se tenait debout, au-milieu du wagon-restaurant dévasté. Les meubles avaient été repoussés contre les cloisons lambrissées.
On dansait dans le Nord-Express au soir d'une longue journée de voyage à-travers la campagne allemande... Les violons et les violoncelles jouaient sans discontinuer des valses entraînantes.
Le prince Sernine, en véritable homme du monde, offrait rafraîchissement et divertissement à tous les passagers. On dansait, on s'amusait, on riait.
Les enfants n'étaient pas oubliés, le prince avait prévu des jeux pour eux. On avait transformé tout un wagon en terrain de gorodki. Charles et Hélène jetaient des battes de bois sur des quilles, il s'agissait de conquérir des petites villes. Les petits-enfants de la duchesse Sonia Tarakanova leur apprenaient à bien manier la batte. Dimitri était le plus fort à ce jeu.
Gabrielle s'essaya à ce jeu et le prince lui en expliqua les règles avec une humilité teintée d'ironie.
" J'ai appris ce jeu de Vladimir Ilitch Oulianov il y a plusieurs années. Il est champion de gorodki !"
La cocotte ne réagit pas à ce nom, mais la duchesse Tarakanova fustigea Sernine du regard.
" En ce moment, il prend des vacances à Pornic, rit le prince.
- Alexei !, s'étouffa la duchesse. Vous avez de ces fréquentations !
- Lénine est quelqu'un d'intéressant à cotoyer, votre Grâce.
- Un bolchevik !"
L'aristocrate, fâchée, s'éloigna du couple et quitta le wagon avec toute la dignité possible.
" Mais qui est Lénine ?, souffla Gabrielle, gênée par la scène.
- Mhmmm. Ce bon vieux Luis a mal choisi ta mission, moya zvezda. Il y a des hommes bien plus dangereux à Paris qu'à l'ambassade de Berlin. Nous ne sommes plus au temps du capitaine Dreyfus !"
Gabrielle se tut, estomaquée que le prince en sache autant sur sa mission secrète. Le prince s'inclina et attendit sa main pour l'embrasser.
Gabrielle ne savait plus où donner de la tête.
Il y avait le champagne qui coulait à flot, les lambris d'acajou, incrustés de marqueteries d'ivoire et de nacre, les valses sans fin... Il y avait les doigts séducteurs du prince sur sa taille, les sourires d'Alexei et les souvenirs de Sibérie...
Là-bas, le monde n'était que silence, la solitude et le courage d'être soi. Le prince y avait une propriété. Mais la Sibérie ?...
Il y avait les rappels des palais de Pétersbourg et de Tsarskoïe Selo, les échos des valses et des claquements de bottes sur les épais tapis persans... Il y avait les yeux doux du prince Sernine, déjà las de tout ce qu'ils avaient vus...
Là-bas, ma Gabrielle, personne ne saurait... Une nouvelle vie ?...
Gabrielle dansait, buvait, mangeait...trop... Elle en perdait l'esprit...
La duchesse s'assit un instant à ses côtés, obligeant le prince à danser avec une autre des dames ici-présentes.
Ce fut impressionnant de voir le redoutable prince Alexei de Sernine s'incliner devant le geste de l'aristocrate. Il n'était pas si tout-puissant en réalité ?
Sonia Tarakonova contemplait le célèbre prince Sernine sans sourire.
" Vous devriez vous méfier, ma chère amie, se permit la duchesse. Alexei bénéficie de la protection sans faille du Tsar, mais il n'est pas intouchable. Et la cour de Russie change...
- Comment cela ?
- A son dernier voyage, le prince Sernine a critiqué de vive voix le starets. C'est une grossière erreur !
- Le starets ?
- Ah ! Ma chère ! L'Empereur de Toutes les Russies a invité un saint homme à ses côtés mais il est régulièrement critiqué ! Un homme de paix et de religion ! Vous le verrez bientôt et prenez garde à ne pas déplaire.
- Ne pas déplaire ?
- Vous aurez assez à faire à contenir les extravagances du prince Alexei !"
La duchesse se mit à rire en cachant délicatement ses dents.
L'angoisse étreignit Gabrielle du Plessis. Elle n'était qu'une cocotte après tout, ni une femme du monde, ni une femme bien formée.
Là-bas, ma Gabrielle... Une nouvelle vie ?... Et de nouveaux dangers ?...
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