26 juillet - 18 heures
Le voyage arrivait à sa fin. Gabrielle du Plessis avait fermé ses malles, revêtu son plus beau manteau et coiffé sa longue chevelure. Elle était belle malgré les étoiles au coin des yeux.
Malgré les fils blancs qui émaillaient ses boucles non rousses.
Elle se trouvait trop ronde et pleurait sa souplesse de roseau. Cléo de Mérode lui avait appris à danser et Mata-Hari avait terminé cet enseignement en lui montrant comment les prêtresses javanaises se déshabillaient devant les dieux.
Un lent effeuillage au son des tambourins et des clochettes.
André Laroche l'avait applaudie à tout rompre.. Arsène Lenormand ne l'avait pas laissée retirer une seule de ses broches... Luis Perenna s'était branlé en la regardant danser... Etienne de Vaudreix s'était levé pour retirer lui-même ses voiles vaporeux... Florian d'Andrézy était resté bouche bée devant sa beauté... Jim Barnett avait ri devant la naïveté de ses mouvements...
Il ne manquait que le prince Sernine... Jamais il n'avait vu la cocotte s'abaisser à danser sur la scène et dévoiler ses atouts en public... Peut-être pouvait-il oublier son métier...si son métier ne se rappelait pas trop à sa mémoire...
Gabrielle sourit, attristée, et son miroir lui renvoya son image. Monsieur de Massiban ne l'avait jamais vue ainsi, il persistait à voir en elle une femme honnête et bonne, égarée par la vie.
Son joli nécessaire en nacre et ses perles ne suffisaient pas à oublier...
M. Lenormand ne s'était pas agenouillé, malgré les nombreux sous-entendus, M. Laroche lui avait offert un appartement qu'elle refusait de visiter... Et maintenant ?
Liane de Pougy, son ancienne amie et amante, était maintenant la princesse Ghika, mariée à un noble roumain de quinze ans son cadet. Les deux femmes avaient sensiblement le même âge et la même lassitude de la vie. Il était temps d'envisager la suite...
Deux mains serrèrent sa taille et le visage grave d'Alexei Sernine apparut dans son miroir. Elle lui sourit.
" Moya zvezda, prête pour l'arrivée ?
- Oui, Aliochka.
- Tu n'as pas à avoir peur, moya zvezda.
- Je n'ai peur de rien !," affirma-t-elle.
La femme se retourna et le prince fut assez bon pour ne pas relever les larmes embuant le vert ambré.
" Un dernier café, Gabrilenka. Nous arrivons dans une heure si tout va bien."
Gabrielle hocha la tête et suivit son compagnon. On vint se charger des bagages et ranger la cabine.
Dans le salon, les enfants de la cocotte et de la duchesse étaient devenus les meilleurs amis du monde. Le français était la langue internationale, on se comprenait et on s'amusait ensemble. Les enfants jouaient au Dourak. Comme au Pouilleux, il s'agissait d'un jeu de cartes où le but était de se débarrasser le plus vite de toutes ses cartes, le perdant était celui qui terminait la partie avec la dernière carte en main. On l'appelait le Dourak, donc l'idiot.
Charles était enchanté d'avoir appris son premier mot grossier russe. Dourak, dourak, dourak...
Cela faisait s'esclaffer tous les enfants, mais Gabrielle se fâcha contre son fils.
La duchesse posa sa main sur celle de la cocotte et la fit s'asseoir pour la calmer.
" Ils en entendront de belles au palais du Tsar. Les filles de l'empereur de toutes les Russies jouent aux cartes avec leur père.
- Pardon, votre grâce ?, s'étonna la Française.
- La famille impériale n'est plus ce qu'elle était du temps d'Alexandre III...
- Je ne m'attendais pas..., commença Gabrielle du Plessis, avant de se taire ne sachant pas comment ne pas fâcher la vieille aristocrate.
- Vous verrez bien, mais soyez attentive ! Il y a des règles et une certaine étiquette à respecter ! Et surtout n'écoutez pas Alexei ! Il est insupportable !"
Gabrielle sourit en contemplant son compagnon. Le prince Sernine, vêtu de son plus bel uniforme, apprenait quelques pas du kazatchock aux enfants.
Profitant de l'inattention générale, la duchesse Sonia Tarakanova sortit de son manchon, un petit écrin précieux. Il renfermait les portraits de la famille impériale, elle les désigna à Gabrielle avec un sourire attendri.
" Ici, c'est Nicolas II, le tsar. Il est tellement jeune pour son trône, bien trop naïf. Et voici la tsarine, Alix, elle est trop froide pour nous autres, Russes, et son Russe est déplorable, mais c'est une très belle femme. Que ne pardonne-t-on pas à une belle femme ?"
Les doigts marqués de tâches de vieillesse caressèrent les portraits et le sourire s'élargit.
" Et Alix nous a offert tant de bonheur ! Quatre princesses et un petit Tsarévitch ! Adorables !
- Vous les connaissez personnellement, votre Grâce ?
- Je suis leur grand-tante. J'ai assisté à leurs premiers pas à tous ! Alexis est bien malade et faible, mais le starets, Raspoutine, le protège !
- Et l'aspirine est mauvais contre l'hémophilie ! Il est intelligent, notre starets !, clama la voix profonde de Sernine.
- Fi Alexei ! Retournez à vos jeux et laissez-moi expliquer à votre amie les rouages de la Cour ! Vous l'emmenez, ignorante, comme un agneau au supplice !
- Délicieuse Sonia !, s'amusa le prince en s'inclinant devant la duchesse.
- Et les filles du Tsar ?, reprit Gabrielle, curieuse.
- De délicieuses jeunes filles mais avec un sacré caractère ! Cela doit provenir de leur mère ! Nicolas est un homme si calme et si doux.
- Oui, Sonia. Oui..., approuva Sernine, le sourire aux lèvres. Un homme tranquille, mon cousin...
- Olga, Tatiana, Maria et Anastasia... Ce sont de gentilles jeunes filles, très calmes et distinguées."
Le prince Sernine se mit à rire ouvertement.
" Ma chère duchesse, vous avez la mémoire défaillante ! Les plaisanteries sarcastiques d'Anastasia à votre encontre ont été oubliées ?"
La duchesse frappa de sa main les doigts de Sernine et reprit comme si de rien n'était :
" Maria est la plus douce et Tatiana la plus jolie, mais Olga est la plus sérieuse. Elle fera une bonne souveraine à qui la choisira !"
Sernine se pencha vers Gabrielle et lui glissa à l'oreille :
" Elle rendra fou son mari. Olga est la plus politisée de toutes les filles du Tsar. Elle lit les journaux en cachette.
- Mon Dieu, comment vais-je devoir me comporter dans cette société ?," s'inquiéta la cocotte.
La vieille aristocrate lui répondit simplement :
" En vous taisant et en souriant. Une femme qui se tait ne fait pas d'erreur. Et méfiez-vous du starets, il a trop de pouvoir et aime trop les jolies femmes."
Sernine posa une main rassurante sur l'épaule de Gabrielle du Plessis.
" Je serai là et je n'ai pas peur de me battre contre un moujik, fut-il protégé du tsar.
- Tsss. Alexei Sernine est un homme impossible ! Vous avez bien mal choisi, ma chère."
Cela ne provoqua qu'un large rire sonore. Alexeï Sernine n'avait peur de rien ni de personne.
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