L'intelligence
Ajay sortit de la tente. Il aurait pu se mettre à pleurer tant il était choqué… Le désespoir le quittait. À quoi bon désespérer ? Il se sentait déjà mort. Il ne s’imaginait pas une mort banale, commune à tous les autres idiots qui avaient bravé le désert sans préparation avant lui. Le monde ne saura même pas que le grand criminel Ajay était mort ! L’on se questionnera à jamais sur son sort. Certains prieront peut-être pour qu’il ait survécu ; pourtant, comment survivre à la cendre ? Elle s’insinuait jusque dans son cerveau, lui renvoyant son image douce et calme quand il fermait les yeux pour ne plus la voir. Même s’il sortait du désert vivant – seul un miracle le sauverait ! – l’alarme serait bientôt donnée et il n’échapperait jamais aux gardes postés le long de la bordure du désert pour le cueillir.
Sous ses yeux écarquillés, le criminel vit le sol remuer, comme traversé d’un frisson qu’il ne pouvait expliquer. L’onde parcourut le tapis de cendres et réveilla les particules qui s’élevèrent de quelques centimètres avant de retomber. Ajay se frotta les paupières, réajusta le bandana sur son nez et prit une grande inspiration. Il pensait avoir rêvé, mais une nouvelle vague souleva la plaine d’un bout à l’autre.
— L'alarme.
Coline rejoignit Ajay en mâchonnant son dernier bout de sandwich. Ses mains gantées se frappèrent l’une contre l’autre, puis ses yeux gris glissèrent sur le désert. Là où le criminel troquait son désespoir contre une peur inexpliquée, elle-même ne se départait pas de son calme olympien. Elle attendit la vague suivante pour suivre son mouvement, les yeux plissés, l’air très sérieux. Quand l’ondulation disparut à l’horizon, elle se tourna vers Ajay.
— Maintenant, on sait où on va.
— Quoi ? Comment ? demanda-t-il, incrédule.
Il ne l’entendit pas, mais il le vit. Profond, puissant, il puisa jusque dans les dernières réserves d’oxygène de sa sauveuse et s’extirpa en un long souffle chargé de mépris. Le soupir de Coline s’échappait aussi bien de sa bouche que de ses yeux gris, dans lesquels il pouvait clairement voir tous les mauvais sentiments qu’il lui inspirait. Ajay ne s’était jamais considéré « idiot » et, s’il n’était pas le plus intelligent des hommes, il se savait au-dessus de la moyenne. Pourtant, peu importait la situation, Coline avait un don pour lui faire comprendre qu’il ne valait rien et qu’elle lui était largement supérieure. Bien entendu, elle n’en disait rien, mais ses yeux… Le criminel n’aimait pas les regards qu’elle lui lançait. Il se sentait comme un enfant auquel l’on n’osait pas dire qu’il s’était trompé. Pire encore, il avait l’impression d’être considéré comme un cas perdu, irrécupérable. Il n’était pas bête ! Leurs logiques différaient, voilà tout.
— L'alarme, répéta-t-elle en espérant ne pas devoir expliquer davantage.
— Quoi ? De quoi tu parles ?
— Ça. Le sol ! C'est l'alarme.
Ajay fronça les sourcils et prit quelques secondes pour réfléchir. S’il croyait comprendre ce qu’elle essayait de lui dire, la possibilité d’une telle chose le laissait perplexe. À bien y penser, il n’avait jamais entendu l’alarme « sonner ». D’ailleurs, il n’entendait toujours rien ; pourtant, ils ne devaient pas être bien loin de la prison. Il se souvenait avoir entendu parler d’évasions pendant son incarcération. Les fautifs avaient été cueillis à la frontière du désert par les gardes de la ville voisine ou retrouvés morts. Pour avertir la sécurité, l’alarme avait forcément retenti. Il n’existait plus aucun autre moyen de communication entre la prison et le reste du monde.
Le criminel inspecta la nouvelle ondulation du sol. Elle parcourut le paysage d’un bout à l’autre, toujours dans la même direction. Il constata également que le temps séparant chaque vague paraissait, à vue de nez, identique. Sans s’arrêter, ni ralentir, les ondulations allaient dans la même direction, à une même fréquence.
— Des ondes ? tenta Ajay, tandis que la lumière se faisait soudain dans son esprit.
— Bingo ! T'as pas senti le sol trembler quand t’étais en prison ? La porte principale dispose d’un système qui envoie des ondes dès qu’une évasion est constatée. La ville voisine est trop éloignée pour les recevoir, mais il y a des bornes-relais en bordure du désert. Les bornes captent les ondes, analysent leur fréquence, vitesse et direction, puis transmettent les données à la ville, expliqua Coline le plus simplement possible. Combien de vagues sont passées, d’après toi ?
— Je sais pas. Cinq ou six.
— Bien. Dans moins de cinq minutes la ville sera avertie. Ils supposeront que tu t'es pas arrêté pour la nuit donc nous avons quelques heures de retard par rapport à leurs prévisions. Si on part maintenant, on devrait pouvoir passer la nuit à bonne distance de la frontière du désert pour que les gardes ne nous voient pas. Ce sera ton troisième jour dans le désert, ils devraient baisser leur garde : pour eux, il faut un miracle pour que tu t’en sortes seul tout ce temps. On aura plus qu’à passer sans le moindre problème.
— Passer la nuit ? s’inquiéta-t-il. On serait pas plus discrets en profitant de l'obscurité ?
— Crois-moi, le jour est bien mieux. La chaleur les assommera et la luminosité réduira leur champ de vision. La proximité du désert rend tout le monde nerveux, même les gardes. Au troisième jour sur la frontière, ils auront hâte de rentrez chez eux, ils feront moins attention. Ils seront plus faciles à berner, déclara-t-elle comme s’il s’agissait de la chose la plus logique au monde ; elle reprit plus sérieusement : En plus, on approche de la pleine lune. Essayer de passer la frontière la nuit, c’est nous offrir à eux.
— Et pour la direction ? Selon moi, on est toujours paumés.
— Voyons, Ajay. T’es plus intelligent que ça. Sois une bonne borne-relais et détermine pour moi d'où viennent les vagues et où elles vont. Nous n'aurons plus qu'à les suivre.
— Mais… l'alarme, elle…. vibre pendant deux jours entiers ? demanda-t-il, gonflé d’espoir. On sera sortis du désert avant qu'elle s'arrête ?
— Non.
Coline marqua une pause. Elle fixa ses beaux yeux gris dans ceux du criminel, pour lui intimer le silence. Elle ne voulait pas de ses plaintes, ni de ses commentaires, mais la révélation qu’elle venait de lui faire ne le rassurait pas. Comment feraient-ils les derniers mètres si l’alarme cessait de leur indiquer la bonne direction ? Il ne la laisserait pas les conduire au petit bonheur la chance, ni suivant une montre cassée ! Il préférait mourir ici, au beau milieu du désert, qu’à deux pas de son salut.
— Avant que l'alarme s'arrête, reprit-elle, on bifurquera sur le côté pour rejoindre les montagnes. On pourra suivre la crête sur les derniers mètres.
— C’est pas plus simple d'y aller maintenant ?
— Les montagnes sont infestées de bêtes. Du genre qui n'aime ni l'alarme ni les voyageurs. Elles ne s'approchent pas trop de la frontière, dit-elle sans en être tout à fait convaincu elle-même…
— Des bêtes ? paniqua Ajay. Des grosses bêtes ? Dangereuses ? Très dangereuses ? Elles ne s'approchent pas trop ? T'as pas plus d'informations ?
Face à l’affolement du criminel, Coline haussa les épaules et lui lança un regard désintéressé. Combien de fois allait-il le répéter ? C’était comme s’il était déjà mort. Elle les menait à leur perte et il se trouvait incapable de l’en empêcher ! Il l’aidait même à les tuer en inspectant le mouvement de la cendre pendant qu’elle s’amusait à tout ranger…
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