L'argent
Ajay voulut rire de sa propre bêtise. Il s’était fait rouler en beauté. Il ne comprenait pas ce qui l’avait poussé à faire confiance à une inconnue… En vérité, il le savait parfaitement, mais niait pour essayer de se protéger. Coline était arrivée avec son mystère, ses vêtements bizarres, sa logique à elle et ses beaux yeux gris. Elle ne disait jamais ce qu’il voulait entendre, mais au moins, elle trouvait toujours une réponse à donner aux questions qu’il posait. Il avait été charmé par ses plans, son calme et sa détermination. Parce qu’elle faisait preuve d’une grande volonté, il la suivait sans s’interroger, aveugle face au danger. Il s’accrochait à elle avec la force du désespoir, couard devant la mort qui lui pendait au nez. En très peu de temps, la cow-boy avait réussi à le rendre dépendant d’elle, de sa présence et de sa prestance. Quand elle l’avait quitté, il n’avait plus su que faire ; il ne pouvait plus réfléchir par lui-même. En y repensant, il aurait pu fuir avec le Turkoman, ou même sans la bête. Cependant, elle avait si bien joué son coup que l’idée ne l’avait même pas traversé. Il s’était montré incapable de prendre la moindre initiative. Voilà où son idiotie les avait menés.
— T’as gagné, se résigna Ajay. Je t’ai tout donné, alors à quoi ça rime ?
Le criminel leva le bras droit. La paie de menottes cliqueta. Calme, assise sur sa chaise, le verre collé aux lèvres, Coline le fixa sans répondre. Elle avait cessé de l’étrangler à l’instant même où elle faisait de lui son prisonnier, mais il sentait toujours la force de ses doigts sur sa gorge. Il ne possédait plus rien. Elle avait tout pris : son arrogance, sa dignité et sa richesse. Il ne lui restait que sa vie, fragile, qui promettait son lot de complications avant de retrouver une certaine stabilité. Que voulait-elle de plus ?
— J’essaye de te faire comprendre les choses mais tu as l’esprit aussi vide que les poches. (Elle fit claquer sa langue, désapprobatrice.) Les mots te traversent sans te toucher tant que les phrases n’ont pas de sens concret, hein ? Je n’ai jamais menti et je t’ai pas non plus caché mes intentions. T’es un criminel. Tu devrais saisir ce genre de choses plus facilement.
— J’ai compris que tu voulais mon trésor – même si j’ai aucune idée de comment tu t’y es prise pour être au courant – mais maintenant ? Je n’ai plus rien.
— Oh. Ton trésor ? Je savais pas qu’il existait avant que tu le mentionnes. Bien sûr, je m’en doutais. Tout les voyous en ont un et t’es le plus riche du pays, mais j’espérais pas qu’une simple menace te ferait cracher le morceau. Même s’il faisait pas partie de mon plan à la base, je suis bien contente que ce soit le cas désormais.
— T’as pas fait tout ça pour lui ? Pour quoi alors ?
— Tu l’as dit toi-même : je l’ai fait pour toi. (Un grand sourire mi-amusé mi-sadique étira les lèvres de sa sauveuse.) Et pour l’argent.
— On tourne en rond. Mon argent, c’est le trésor !
— Comme je viens de te l’expliquer : tu crois que tout tourne autour de toi. Qui a parlé de ton argent ? Tu regardes pas les choses dans leur ensemble, tu te limites à ce que tu vois. C’est pas comme ça que ça marche.
Si son but était de l’énerver, elle gagnait haut la main… Ajay se sentait sous pression, sans cesse critiqué par une machine en costume de cow-boy. La réponse était là, quelque part, mais il n’arrivait pas à comprendre. Ce qui l’irritait le plus dans cette situation, c’était cet espoir fou au fond de lui. L’espoir de remonter dans l’estime de Coline s’il trouvait la bonne réponse… C’était idiot. Elle le dépossédait de sa richesse et, comme si cela ne suffisait pas, son esprit lui-même commençait à lui appartenir… Ce serait quoi, la prochaine fois ? Son corps ? Il en eut des frissons rien qu’à cette pensée.
Une illumination soudaine le frappa de plein fouet. Son corps ! « La seule chose qui donne de la valeur à ton corps. » avait-elle dit. Elle l’avait prévenu, mais il était trop bête pour saisir la menace.
— Tu veux toucher la prime, souffla-t-il.
— Bravo ! (Elle applaudit de ses mains de nouveau gantées.) Je savais que tu finirais par comprendre. Je suis sûre que t’as pas idée du montant de la récompense donnée pour ta capture.
— Attends un peu… Tu m’as envoyé en prison et fait évader pour toucher mes primes ? Mais t’es complètement…
— Dingue, hein ? le coupa-t-elle sans l’écouter vraiment ; ou peut-être que si, il ne savait plus… J’avoue, je suis assez fière de moi. C’est le plus beau coup de ma vie. Tu devrais en être fier aussi ; après tout, tu en fais partie. (Elle chercha une approbation qui ne vint pas.) Je sens que tu restes sceptique, alors je vais t’expliquer les choses selon mon point de vue. Profitons-en pour partir d’ici.
Sans rien ajouter, Coline finit son verre d’une traite, se leva et embarqua de force le criminel avec elle. Dehors, elle détacha le Turkoman et ils commencèrent à déambuler en ville. Ajay ne regarda pas leur route ; il savait où elle l’emmenait et préféra concentrer son attention sur ce qu’elle disait.
— Imagine. T’as besoin d’argent et là, t’entends parler du plus grand criminel de tous les temps. Tu peux pas te contenter de le jalouser, d’admirer son agilité. Non, tu dois agir, faire quelque chose. Rappelle-toi : t’as besoin d’argent. Qu’est-ce qu’on ferait pas pour quelques pièces, hein ? Certains sont prêts à sacrifier des années de leur vie pour des améliorations et toi, tu pilles à tout bout de champ. Moi, il me fallait un plan, perfectionné dans les moindres détails, infaillible. Mais, pour construire un plan, il faut un but. L’argent est le but, bien sûr, mais je pouvais pas me contenter de débarquer chez toi et réclamer ton trésor. Les criminels gardent leurs secrets bien cachés, habituellement. (Ajay hocha la tête pour confirmer ; lu-même avait donné son trésor trop facilement…) Ton butin m’était inaccessible, il me fallait autre chose. Un jour, je suis tombée sur la page des mises à prix dans le journal. Tu y étais, tout sourire au-dessus de la plus belle récompense. Ali aussi, pour une prime à peine plus maigre. Pourtant, le déclic est venu d’une autre somme d’argent : une femme qui, par quelque miracle, s’était échappée de prison. Parce qu’un tel acte humilie profondément le Pouvoir, sa prime avait considérablement gonflé. C’est là que j’ai compris ! (Ses yeux brillaient presque d’excitation à ce souvenir.) Je devais trouver un moyen de te faire enfermer. Étant donné le nombre d’évasions que tu cumules à ton actif, je savais que les autorités n’hésiteraient pas à t’envoyer au-delà du désert, pour être certain que tu y restes au moins un certain temps. Il me manquait plus qu’à te récupérer avant que tu sortes par toi-même et à t’y renvoyer pour toucher une prime exceptionnelle. Toucher celle du Balafré au passage était un bonus non négligeable. Puis, il était, de toute façon, le seul à savoir où tu te cachais et, comme je l’ai déjà dit, j’avais besoin de son dromadaire. Alors ? Impressionné ? demanda-t-elle, très fière de son plan.
À l’image de toutes ses précédentes décisions, Ajay ne saisissait pas la logique de la cow-boy. Il n’aurait jamais pensé à agir tel qu’elle le faisait et il pariait que personne ne le pouvait. Lui-même aimait croire qu’il ne réfléchissait pas comme les autres bandits, que c’était cela qui faisait de lui le plus riche aujourd’hui… Face à Coline et son esprit tordu ? Il n’en menait pas large. Elle dirigeait si bien les choses que l’on ne pouvait dire avec certitude qu’elle était ou non une criminelle. Tout ce qu’elle prouvait, c’était qu’elle coffrait, les unes après les autres, les têtes les plus recherchées par le Pouvoir. Elle s’en sortait blanche comme neige. Même si quelqu’un nourrissait des doutes à son égard, rien ne permettait de dire qu’elle rôle elle jouait dans l’histoire. La parole d’un prisonnier contre celle d’une justicière ? C’était perdu d’avance…
Leur petite promenade, baignée par les aveux, mena Ajay derrière les barreaux d’une cellule provisoire du poste de sécurité de la ville. Il devait y attendre que l’on dépêche une escorte armée et un véhicule pour le transférer en prison.
Coline, de l’autre côté, parlait avec les autorités et empocha la prime en souriant. Quand elle eut fini, elle rangea le tout à l’abri des regards et s’approcha du criminel. La voir si heureuse ne le rendit pas indifférent. Néanmoins, il n’arriva pas à déterminer ses sentiments. Il se sentait si las que ses propres émotions le traversaient sans qu’il n’en saisisse le sens.
— Je vais t’avouer une chose, commença Coline, ses yeux gris fixés sur sa victime. Je t’aime bien. Te voir si triste derrière les barreaux… ça me fait de la peine. Vraiment. Mais t’es le roi de l’évasion, pas vrai ? Je suis sûre que tu sortiras très vite. Tu feras quoi, une fois libre ? Je t’ai pris tout ce que tu avais, alors j’imagine que tu vas pas rester dans le pays… ? Perso, je pense aller au nord, de l’autre côté des montagnes, de la prison et du désert. J’ai plus rien à faire ici et plus loin je serai du Pouvoir, mieux je me porterai ! Le problème, c’est que le monde est petit et le mal que je t’ai fait laissera une cicatrice.
Ajay n’en pouvait plus de ses devinettes. Plus il se remémorait leurs échanges, plus il comprenait qu’elle disait toujours la vérité, mais de façon détournée. Elle ne mentait pas. Il prenait les informations comme elles venaient, sans chercher plus loin. Maintenant qu’il s’en rendait compte, il savait qu’elle essayait de passer un message. Doit-elle toujours jouer avec les mots ? se demanda-t-il, à court de patience. Ne peut-elle dire les choses comme elle les pense ?
Pile à l’instant où il abandonnait l’idée, l’espoir fou de la comprendre, Coline passa la main entre les barreaux et lui agrippa le bras. Ses doigts glissèrent sous la manche de la chemise jusqu’au coude. Là, elle appuya sur la peau du criminel qui retint difficilement un cri de douleur. Quand elle le lâcha enfin, il s’empressa de remonter le vêtement pour tâter son avant-bras. À l’endroit qu’elle venait de toucher, la chair était anormalement dure et douloureuse. Une longue estafilade traversait une rougeur inquiétante.
— Petit cadeau que je t’ai fait pendant ton inconscience, avoua-t-elle, le sourire aux lèvres. Ou plutôt devrais-je dire que je t’ai rendu ce que tu m’as donné… ? Peu importe ! Tu me remercieras plus tard. Mais ne tarde pas trop ! Le métal a jamais été bon pour le corps. (Elle marqua une pause et fixa la marque rouge avec inquiétude.) Bon ! Je crois qu’on en a fini. Il est temps pour moi de partir récupérer ton trésor et entamer un long voyage jusqu’à la frontière. Si tout se passe bien, je devrais pouvoir contempler le pays du haut des montagnes d’ici deux à trois jours. J’ai hâte… Ah ! Pendant que j’y suis, j’aimerais éclaircir une chose entre nous. Les bêtes dont je t’ai parlé dans le désert, tu t’en souviens ? (Ajay hocha la tête et tressaillit au souvenir des monstres phosphorescents.) Elles sont « Du genre qui n'aime ni l'alarme ni les voyageurs. », hein ? Mais en fait, elles les attaquent pas. Elles les fuient. Stupéfiant, tu trouves pas ?
Un clin d’œil, un signe de main et Coline s’en allait dans un dernier « Prends soin de toi, Ajay. » plein à craquer de l’amusement que la situation provoquait chez elle. Elle était fière d’elle et lui-même se pensait prêt à en faire autant. Et pour cause ! Cette femme était cinglée, mais le criminel pouvait apprécier cette folie. À l’idée de revoir le désert de cendres, il ne sentit pas le désespoir le gagner. Au contraire, il avait même hâte d’admirer son gris infini. Sa sauveuse et kidnappeuse venait de lui donner un plan et les clés pour sa réussite. Il se ferait un plaisir de l’exécuter docilement ! D’ici à quelques jours, il serait libre à nouveau et fin prêt à affronter le monde entier… ou, du moins, le pays voisin.
FIN
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