L'humanité
Ce n’était pas une blague. Coline n’avait pas menti pour se moquer de lui. Alors qu’il retirait lentement l’uniforme pénitencier, il sentit son regard cendré sur son dos, brûlant sa peau sur son passage. Ajay avait d’abord pensé qu’il devait se tourner mais, finalement, il aurait préféré la surveiller. Qui pouvait lui assurer qu'elle ne se moquait pas de lui, de ses cicatrices, de sa peau rendue blanche par l'enfermement ? Le criminel ne comprenait pas lui-même ce qui le paniquait tant. Combien de fois lui avait-on demandé de se déshabiller devant les geôliers, pour l'humilier ? Ce n’était pas non plus la première fois qu’un regard féminin se posait sur son corps. Pourtant, il n’arrivait pas à se reprendre. La situation avait quelque chose de malsain. Il se sentait comme une marchandise que l’on évaluait en détail ; et il n’était pas certain de vouloir savoir si Coline approuvait ce qu’elle voyait.
Après avoir enfilé les vêtements trop grands – il fut rassuré de constater qu’elle ne connaissait pas de lui jusqu’à ses mensurations exactes – il s’approcha du dromadaire. Il lui parut moins impressionnant, couché par terre, les pattes rangées sous son ventre, mais ne prit pas le risque de passer trop près de l’animal. Qui pouvait savoir ce que ce dernier était capable de lui faire ? Ajay tenait à sa vie et à chaque partie de son corps.
Il fallut plusieurs minutes à sa sauveuse pour accrocher quelques affaires au dos de la bête. Quand il lui tendit ses vêtements de prisonnier, elle s'empressa de les jeter à terre et d'y mettre feu. Il regrettait presque la douceur de la chemise en songeant au désert qu'ils allaient devoir traverser.
Il ne faisait pas le fier face au dromadaire et ne fit pas mine de vouloir grimper seul sur l'animal lorsque Coline – déjà dessus – lui tendit la main. S’il eut un instant d’hésitation, ce ne fut pas la faute de la taille du Turkoman mais bel et bien celle de son regard malveillant. Ajay n'aimait pas la bête et était prêt à parier son sentiment partagé. Ce petit moment de faiblesse passé, il attrapa l’avant-bras de la jeune femme et se hissa derrière elle.
Le criminel s’étonna que le dromadaire n’essaie pas de bouger en même temps pour le faire tomber. Néanmoins, il oublia aussitôt pour se concentrer sur la force avec laquelle Coline l’avait aidé à grimper. Avec ses manches longues et son poncho sur les épaules, il ne pouvait juger de la puissance de ses muscles et préféra tout de même demander :
— T'es humaine ?
L'effondrement de la Terre Originelle n'avait pas réussi à effacer totalement son avancée technologique. Les améliorations osseuses et musculaires faisaient partie des rescapés. Elles coûtaient chères mais rien en ce monde n'était gratuit. Ces modifications repoussaient les limites des parties modifiées en renforçant leur résistance et multipliant leur puissance. Ainsi, beaucoup de gens s’en procuraient pour décupler leur rendement au travail et augmenter leur salaire.
La peur et la jalousie aidant, ceux qui ne pouvaient – ou ne voulaient – pas s'offrir de modifications dénigraient les autres jusqu'à les rejeter tout à fait. Pour eux, les modifiés, peu importait la gravité de leurs améliorations, n'avaient plus rien d'humains.
Ce qui les effrayait le plus n’était pas un homme capable de soulever un arbre d’une seule main. La technologie des modifications, bien qu’elle provienne de la Terre Originelle, n’était pas au point. De ce fait, chaque nouvelle amélioration greffée à un corps humain si elle s’implantait correctement – il existait un infime risque de rejet – empoisonnait peu à peu son porteur en libérant des toxines dans le sang. De plus, les modifiés oubliaient vite que leur corps, hormis les parties opérées, restait humain et incapable de supporter ce que les modifications permettaient ; ainsi, des accidents survenaient couramment. Cette négligence ne faisait qu'accroître la distance entre les humains et les autres, les « Machins ».
Ajay ne savaient pas comment agir face à eux ; ils pouvaient accomplir des choses impossibles pour un simple humain et cela l’effrayait.
— Je suis humaine, répondit Coline.
— Moi aussi, ajouta-t-il pour s’écarter de tout soupçon.
— Je sais.
Le criminel ne se sentit pas rassuré. Il n’aimait pas sa façon de tout savoir sur lui ; quelles autres connaissances cachait-elle derrière ses beaux yeux gris ? Ce qui l’énervait le plus, c’était d’imaginer ses lèvres prononcer chaque syllabe avec amusement, ou pire : avec moquerie. Elle osait se moquer de lui, Ajay, l’un des pires criminels de ce pays. Peut-être avait-il perdu de sa valeur après son petit voyage en prison mais pouvait-on réellement lui en vouloir ? Personne n’aurait dû savoir où il se trouvait, personne. Pourtant, quelqu’un l’avait dénoncé au Pouvoir. Il n’existait aucune autre possibilité : on l’avait envoyé aux fers et empoché la prime de délation. Seulement, peu importait combien de fois il avait retourné la question dans sa tête, il n’arrivait pas à y répondre. Qui cela pouvait-il bien être ?
Perdu dans ses pensées, Ajay se laissa surprendre par le mouvement de l'animal qui se relevait et bascula vers l'avant, s’écrasant contre Coline qui chavira à son tour. Pliés en deux contre les poils beiges de l’encolure du dromadaire, l'un contre l'autre, ils étaient à deux doigts de tomber par terre. La jeune femme lâcha une flopée de jurons, repoussa le criminel de toutes ses forces et se redressa elle aussi avant que le Turkoman n'ait le temps de se lever complètement ; auquel cas le cou de la bête l’aurait percutée de plein fouet.
— Fais attention ! cria Coline, hors d’elle.
— Je n'y peux rien ! se défendit-il, honteux. Je n'ai jamais monté de chameau avant, moi !
— C'est un Turkoman ! répondit-elle, loin de lui pardonner son manque d’équilibre.
— On s'en fout !
Furieuse, elle se contorsionna pour le fixer droit dans les yeux. Ajay déglutit péniblement sous la force de son regard. Il pouvait voir la haine brûler ses pupilles. Ce n'était rien, pourtant ; un petit détail sans importance, un simple nom. Elle ne pouvait pas lui en vouloir pour si peu… Le criminel ne savait pas quoi faire pour calmer le jeu. Que ferait-il si elle décidait de l’abandonner au beau milieu du désert ? Il avait besoin d’elle pour traverser ; si elle partait, il mourrait. Il ne s’était pas échappé de prison pour se laisser étouffer par la cendre. Que pouvait-il faire, pourtant ?
Ajay n'eut pas le loisir de s'excuser – seule solution qu’il eut trouvée dans leur situation. À peine Coline se retournait-elle pour le foudroyer du regard que sa colère se dissipait et qu'elle lui présentait à nouveau son dos. Il vit ses épaules s'abaisser tandis qu'elle soupirait un bon coup sous son foulard. Puis, sans crier gare, elle referma ses doigts gantés sur les mains du criminel et tira ces dernières sur son propre ventre.
— Accroche-toi alors, ordonna-t-elle exaspérée.
Le criminel n’en croyait pas ses yeux. Si la jeune femme ne tenait pas fermement leurs mains contre son ventre, il aurait juré être sous l’influence d’une hallucination causée par un cerveau apeuré par la mort et emprisonné depuis trop longtemps. Même ses rêves les plus fous ne se seraient pas permis une telle situation.
Dans ce monde où l’argent régissait tout, les femmes profitaient de leur corps et du désir qu’il suscitait chez les hommes. Puisque le taux de natalité diminuait autant que le nombre de nouveaux-nés de sexe féminin, elles apprenaient à ne dévoiler que le minimum de leur personne et imposaient des barrières qu’elles tombaient pour d’énormes sommes d’argent. Il fallait être riche et persévérer des semaines durant pour espérer ne serait-ce que toucher la main d’une femme célibataire apte à enfanter. Quant à celles qui étaient mariées, les courtiser relevait du suicide. Elles n’hésitaient pas à se plaindre à leurs époux auprès desquels toute tentative d’explication ou d’excuses était vaine. Évidemment, tout ceci laissait peu de place au véritable amour que l’on repoussait volontiers au profit de la richesse et de la descendance. Il existait toujours au sein de certains couples mais il était amplement facilité par l’appât du gain et créé de toute pièce si ce dernier ne suffisait pas à taire un quelconque sentiment de culpabilité.
Si la beauté physique menait autrefois la danse, aujourd’hui seul le tintement des pièces rapprochait un homme et une femme. Que lui, un criminel sans le sou, ait l’autorisation de poser ses mains sur le corps de Coline, pour qui la vie semblait sourire à pleines dents, le laissait perplexe. Certes, son poncho et les vêtements qu’elle portait dessous faisaient barrage entre leurs eux peaux mais, tout de même, il ne pouvait se résoudre à se tenir à elle complètement. Il sentait le moindre de ses mouvement entre ses doigts et la taille fine qu’il enserrait de ses bras attisait une imagination qu’il aimerait apaiser sans réussir à la maîtriser.
Le criminel tenta de fermer les yeux et de se concentrer sur autre chose mais il dut vite se rendre à l’évidence : cela ne faisait qu’empirer. Privé de la vue pour se limiter à ce qu’il connaissait de sa sauveuse, il lui inventait un visage à la hauteur de ses espérances – qu’il avait très bas depuis le temps qu’aucune femme ne s’était approchée de lui – et un corps plus dévoilé que ce qu’elle osait lui montrer. Ajay écarquilla les yeux pour tenter de distraire son esprit et fixa les poils beiges du Turkoman qu’il apercevait au-dessus de l’épaule de Coline. Il essaya, en vain, de trouver un sujet de conversation ; n’importe quoi aurait pu faire l’affaire mais son cerveau était étrangement vide de mots. Il n’eut pas besoin de se torturer plus longtemps : ce fut elle qui prit la parole :
— Alors comme ça… tu n’aimes pas les Machins ?
Le criminel baissa la tête en soupirant. Toute idée aurait été meilleure que celle-ci. Il ne voulait pas en parler maintenant avec une inconnue. C’était un sujet délicat qu’il valait mieux aborder en connaissant le point de vue de son interlocuteur. Ajay ne savait pas lui-même avec exactitude ce qu’il pensait à propos des Machins alors il était incapable de deviner ce qu’il se passait dans le crâne de sa mystérieuse sauveuse. Néanmoins, éviter cette conversation revenait à laisser libre cours à son imagination et il ne pouvait pas se le permettre.
— Avec un nom pareil, c’est dur de les aimer, non ? se moqua-t-il. Ne me regarde pas comme ça, c’était de l’ironie ; je sais qu’ils n’ont pas choisi. En vérité… ils me font peur. Il leur suffit d’un vêtement pour dissimuler leurs modifications. Comment juger de la puissance d’un adversaire s’il cache ses opérations ? Dans mon métier, on ne peut accorder sa confiance à n’importe qui, tu t’en doutes bien. Alors savoir qu’une personne est capable de choses inhumaines… ça ne donne pas envie de lui serrer la pince.
— Pourtant, tu dis « personne ». Tu les considères plus que la plupart des gens.
— Je… je ne sais pas, hésita-t-il incertain. Je respecte leur choix. Je trouve ça courageux de s’acheter une amélioration en sachant pertinemment que l’on va tomber dans la case « Machin ». Je ne pourrais pas me le permettre. Je tiens trop à mon argent pour ça. Les autres obtiennent certainement un meilleur rendement au travail et une augmentation de salaire mais, dans mon cas, c’est mieux sans. Je suis censé être discret et faire preuve de délicatesse. À part se faire remarquer en défonçant les portes avec ses poings, un voleur Machin n’a pas d’utilité. Il attirerait trop d’attention et se ferait repérer trop facilement. Je ne compte pas me ranger pour le moment alors je préfère m’en tenir éloigné ; des améliorations comme des Machins. Puis, je peux l’avouer sans honte : j’aime ma vie. Je ne veux pas réduire le peu de temps qu’il me reste pour davantage d’argent. Un bout de ferraille à la place d’un de mes os ou pour renforcer mes muscles ? Il en est hors de question. Si j’ai besoin de m’enrichir, il ne tient qu’à moi de me creuser la tête pour dénicher un bon pactole à amasser.
— Ça fait sens, c’est certain, approuva-t-elle d’un hochement de tête. Je pense qu’ils sont incompris. Mettre tout son argent dans une modification en priant pour qu’elle soit remboursée en peu de temps ? Plus que du courage, ça réclame un brin de folie ; ou peut-être que les gens sont simplement désespérés. Il faut tout payer. Sans richesse : on est rien. Alors quand il nous reste juste assez pour une amélioration, je me dis que ça vaut peut-être le coup d’essayer. Après tout, s’ils ne le font pas, que deviendront-ils ? En peu de temps, ils n’auront plus rien et ils crèveront dans un coin. Les Machins ne sont pas aimés mais au moins, ils sont vivants.
— Tu serais donc capable de t’en payer une ? demanda-t-il en croisant les doigts pour l’entendre nier.
Coline hésita longuement, les bras croisés sous la poitrine, juste au-dessus des mains d’Ajay. Il se surprit à craindre sa réponse, à se demander s’il devait vraiment continuer avec une femme prête à se faire opérer, à remplacer une partie de son corps par du métal. Les modifications étaient trop chères pour couvrir de grandes surfaces et se contentaient généralement d’aider les mouvements ou d’augmenter la puissance d’un muscle. Elles n’en restaient pas moins dangereuses et empoisonnaient lentement le corps humain. Il n’arrivait pas – ou ne voulait pas – imaginer sa sauveuse capable d’accepter ce genre d’opération.
— Non. Mon argent, je préfère le dépenser autrement, répondit-elle fièrement.
La tête légèrement tournée de côté, Coline leva l'index et souleva son Stetson de quelques millimètres. Ajay n'eut pas besoin de plus pour comprendre ce qu'elle insinuait. Le brin de folie, il était persuadé qu'elle le possédait déjà. Il ne connaissait qu’une personne au monde préférant dépenser son argent pour des vêtement de cow-boy plutôt que pour une amélioration.
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