Les abîmes de l'oubli

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Je m'appelle Hugo, aujourd'hui nous sommes en décembre. La neige tombe, il fait froid. Je me sens seul. J'ai neuf ans. Papi est parti rejoindre mamie. Maman pleure souvent. Papa travaille plus. Hier, je suis allé voir une dame, un docteur, je crois. Elle m'a dit qu'elle allait guérir tous les maux de ma tête. J'ai rien compris. Ma tête se porte bien. Elle est quand même bizarre. C'est mon coeur qui va mal. Elle est un peu bornée. Elle me prend pour un fou, un " fada" dirait mon grand-père. Alors, je fais comme ci et ça lui fait plaisir. Les adultes, ça croit tout savoir et puis ça comprend rien du tout.

Sauf mon papi, lui, il était génial. Pas la peine de parler, on pouvait se comprendre. Il me manque. Avant de s'en aller (son cerveau tournait plus rond), il m'a donné un carnet, en disant de bien le gribouiller. Si j'avais quelque chose à dire, et ben, que j'écrive et il le saurait.

Là, assis à mon bureau, j'écris. Parce qu'écrire c'est prier un peu, c'est papi qui le dit. C'est comme crier sans faire de bruit, laisser ses chagrins au fil des mots pour qu'ils glissent sur le papier lisse. Après on se sent mieux. Sauf que moi j'en ai beaucoup du chagrin et pas assez de papier.

Depuis que c'est arrivé, j'ai écrit sans arrêter. Des fois, je relis. Je pleure (juste un petit peu), je ris aussi. Je me sens moins seul. Je voudrais retenir papi mais maman dit que c'est pas bien, qu'il faut que je le laisse. Je veux pas moi. Alors, je tourne les pages. Je reviens au début et je lis...

Mon papi, moi je l'aime. Il est vieux, rusé. Il me fait bien marrer. Avec sa canne en bois, son chapeau de cow-boy, il campe sur un fauteuil usé à la porte de chez lui. Des fois qu'un visiteur viendrait lui chiper les raisins de sa vigne. Mon papi, quand il rit, il lui manque des dents, devant, mais c'est mon papi ! Ses grands yeux, parfois verts, où comme il dit "de vipère", se plissent s'il rigole fort ou s'il crache un peu.

Il bouge beaucoup moins depuis qu'il reste seul. Ma mamie est partie, un jour, sans prévenir. "Ca pas été facile, il est très malheureux " : ces mots, les grands nous les bassinent, mais mon papi s'en fout, il plisse un peu les yeux. Il est souvent triste, absent dans sa tête. Il voudrait s'échapper, mais pour aller où ? Alors, il s'asseoit au devant de sa maison, attendre que mamie revienne. "Elle a piqué une crise" c'est ce qu'il dit tout le temps, " mais elle va revenir".

Mon papi, il m'éclate car il fait des bêtises. L'autre jour, mort de rire, il a foutu un coup de pied au cul au chat de la voisine. La bête s'est changé en fauve et planté ses griffes sur les pieds nus de mon papi. Le pauvre a piqué un sprint en criant de douleur, se tortillant tant et plus que son dos s'est bloqué. Qu'est-ce qu'on a rigolé !

Mon papi, moi je l'aime. Même que des fois, je voudrais l'emmener, là-haut, dans ma cabane en bois. Celle qu'il a construite voilà au moins, un siècle ! Les planches usées sont aussi vieilles que lui. Elles grincent tout le temps, si je monte dessus. C'est quand même bête de pas pouvoir jouer aux chevaliers sur la tour du château, même s'il est déglingué ! (Je parle du château, pas de mon papi).

Mon papi, quand il se fait nuit, il pleure. Maman dit qu'il est vieux, qu'il faut faire attention. Comme il entend pas bien, il a peur pour un rien. On reste près de lui, mais c'est provisoire. Maman rappelle que nous aussi, on a une maison. Ben, c'est curieux mais je l'oublie un peu. Je préfère celle de papi parce qu'elle lui ressemble. Quand il y a pas d'école, je lui tiens compagnie.

Dans son pyjama qui flotte, immobile et silencieux, il se balance. Même que des fois, la bascule est trop forte et il tombe en riant. Maman se fâche vite. C'est pas sa faute à lui, s'il a le front tout bleu... Elle l'aide à se mettre au lit. Mon papi est un coquin, qui, dès qu'il est couché, se tourne pour ronfler. Maman a dû m'acheter des bouchons pour les oreilles, car même de ma chambre, je l'entends bourdonner comme un essaim d'abeilles.

En pleine nuit, ça lui arrive de se lever, sans savoir où il est. Il peut plus se retenir et pisse dans les pots à côté du salon. Après, pour pas se faire crier, il asperge l'endroit avec une bombe de "sens bon". L'autre jour, maman m'a enguelé. C'était ma faute à moi, si ces plantes adorées avaient toutes crevées.

J'ai pas voulu trahir la confiance de papi. J'ai tenu bon, en serrant les mâchoires. Privé de dessert pour trois jours, bof, c'était pas la mer à boire. C'était pas cher payé pour mon trop plein d'amour. Papi a chipé des gâteaux pour me les faire passer. C'était super sympa, sauf qu'il les a planqués sous le lit de papa...

Mon papi, moi je l'aime, car c'est un raconteur, un raconteur d'histoires. Les livres sont dans sa tête, il les cherche dans les recoins. Il adore ménager le suspens mais des fois, il attend trop, il se souvient plus et c'est moi qui reprend... Alors à tous les deux, on invente une fin comme on veut, farfelue, triste, drôle, complétement débile. On rigole un peu fort et maman se fâche encore.

Elle réclame le silence, nous reproche nos enfantillages. Je l'aime, ma maman, mais mon papi, bien plus. Parce qu'il est rigolo, surtout sur sa moto. Ce matin, avant que je parte à l'école, direction le garage, Il a soulevé une bâche posée sur un engin mystérieux. Papa avait dit de ne rien toucher là-bas, car c'était dangereux. Mais papi est chez lui et il fait ce qu'il veut.

Il veut rejoindre mamie, il s'en va la chercher, comme au temps où ils étaient plus jeunes (il y a longtemps, il sait pas quand). Il me dit que c'est tout droit, la nationale 7.

C'est quoi la nationale 7, papi ?

Sans rien me dire, il pointe du doigt la route qui passe devant la maison, après le portail. Il est content, ses yeux sont très verts. Habillé tout en cuir, il est cool, mon papi. Je ris de le voir mettre un casque où se perd sa crinière.

Maman, sortie sur le péron, se met à hurler quelque chose. Papi l'écoute pas. Elle court mais déjà, il est loin. Il fait un signe de la main. Je souris, très content. Sa moto est jolie, auréolée par le soleil qui pointe. Maman m'attrappe dans ses bras. Elle pleure. Je sais pas pourquoi. Elle m'étouffe, j'ai chaud. La tête dans sa poitrine, c'est à peine si j'entends le crissement, le grand fracas.

Voilà, j'ai presque fini. Hier, j'ai écrit ceci :

Mon papi, moi je l'aime. Il me parle. J'entends sa voix grave m'appeler : Hugo ! Les fois où nous rêvons ensemble aux châteaux et aux rois. Dans ses grands yeux verts, qui me manquent déjà, je crois voir briller la malice de nos jeux et un éclair de joie. Mon papi, je l'ai vu. C'était la nuit dernière, il est venu chatouiller mes doigts de pieds glacés. Mamie se tenait près de lui en lui serrant la main, et en lui chuchotant : " Ce sont pas des manières ! "...

J'ai souri, ils sont drôles mais j'ai le coeur gros. Papi me fait un signe, il est l'heure des adieux. Je pleure toujours. Qu'est-ce qu' il faudra faire pour vous revoir un peu ? Papi hausse les épaules, il est bien malheureux. Mamie se penche sur moi, son souffle m'apaise et me console. Elle murmure dans mon oreille quelque chose de précieux : " La prière est la porte et l'amour est la clé" (V. Hugo).

Je lève mon regard. Soudain deux astres scintillants s'élèvent pour filer comme le vent, tout en haut, vers les cieux. Partez jolies étoiles, votre lumière m'aveugle et pique un peu mes yeux.

Je m'appelle Hugo, je viens d'être papa. Aujourd'hui, pour la première fois, depuis fort longtemps, j'ai sorti le carnet de mes notes d'enfant. En parcourant ces pages, en les relisant, je ressens tout l'amour qu'il y peu y avoir dedans. Mon fils est dans mes bras, un jour, je lui lirais cela, et comme dit papi, il se reconnaîtra.

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