Chapitre 12 : Réveil
Quelque chose lui chatouillait la joue, alors Phan fit un mouvement de main inconscient. Le chatouillement reprit, quelques secondes plus tard. Son cerveau s’interrogea sur ce phénomène, et lui ordonna d’ouvrir les yeux. Ils demeurèrent scellés. Un influx nerveux commanda alors à ses paupières de travailler plus fort, pour vaincre cette résistance inattendue. Enfin victorieuse, Phan, éblouie, dut cligner des yeux pour accélérer l’acclimatation à cette lumière insolemment agressive. Dans le même temps, des souvenirs reparurent à la surface de sa conscience, des images brèves et violentes. Un incendie, son cheval mort, des soldats morts, sa mère, décédée également. Tellement de morts... Son petit frère, disparu... Phan réussit à reconstituer la mosaïque de ses souvenirs et se redressa en criant :
— Mao !
Une violente douleur musculaire la força à reprendre sa position initiale, couchée sur le dos.
Elle tourna la tête et se souvint. Elle était dans la forêt, près du palais royal, dans un bosquet de fougères où elle s’était camouflée la veille pour échapper aux Manciens. Une fine pellicule de cendres recouvrait l’humus et une colonne de fourmis déambulait juste à côté. L’une d’entre elles tenait entre ses mandibules un petit caillou et progressait péniblement, écrasée par sa charge, gênée par les cendres. L'insecte persistait, un pas après l’autre, obstiné et déterminé, inconscient du drame joué naguère au théâtre sanglant du palais. Phan se prit à envier la créature innocente, uniquement préoccupée de sa survie, indifférente au monde des géants. Une larme lui coula sur la joue. Elle se sentait étrangement vide, insensible, comme anesthésiée. Son esprit était une mer d’huile, alors qu’il aurait dû être une trombe furieuse ; ses pensées une limpide eau de source au lieu d’un marais boueux. Tous ces sanglots, ces flots de larmes, ces cris silencieux de détresse qu’elle avait poussés, recroquevillée, puis ce sommeil sans rêves dans l’obscurité de la nuit, avaient achevé d’expurger l’ouragan d’émotions de la veille. N'en demeuraient qu'un goût de poussière, une soif intense, et cette larme, peut être dernière once d’élément aqueux dans son corps desséché de chagrin.
Elle aurait voulu rester étendue là, sous les doux rayons du soleil, et oublier. Mais sa mémoire, cruelle, sournoise, venait, vague après vague, se briser sur la digue de vide de son esprit. Peu à peu, celle ci faiblit, puis se rompit, et les flots hideux de la réalité se déversèrent. Regrets, doutes, peurs se mirent à tournoyer, dans un maelström menaçant de l’engloutir. Les yeux toujours posés sur la colonne de fourmis, Phan vit l’insecte au caillou culbuter de ses minuscules pattes une brindille de bois entravant sa route. Qu’était elle désormais ? Elle n’avait plus rien. Son père était loin, sa mère disparue, son frère enlevé, sa cité incendiée. Il ne lui restait que l’ordre de sa mère, et ses propres forces. Alors, elle se résolut à être comme cette fourmi, concentrée sur son objectif, décidée à avancer malgré les difficultés, sans prêter attention alentour, prête à renverser tout obstacle sur son chemin.
Phan gambergea un long moment, allongée sur la chaude terre humide. Finalement, elle se leva, luttant contre les protestations acharnées de son corps endolori, puis prit la direction du palais, encore soumise à quelques vertiges. Elle se plaqua au mur d’enceinte, près de la poterne, ouvrit doucement la porte et jeta un petit coup d’œil dans le jardin royal. Elle écarquilla les yeux. Les fenêtres de la grande salle avaient été brisées, et de longues marques de suie en ornaient les linteaux. Les Manciens avaient incendié le palais... Une voix s’éleva au milieu de ses pensées : « Notre mission est accomplie. On a au moins son frère. On va pouvoir rentrer à la maison les gars ! ». Mao était encore vivant, quelque part... Ils avaient décampé, toute la troupe, une fois le palais brûlé, en emportant son petit frère vers une destination inconnue.
Elle réfléchit à toute vitesse, pour empêcher le désespoir de la submerger. Les suivre ? Oui, peut être, mais par où partir ? Le sud semblait une bonne option, étant donné que les ravisseurs devraient remettre Mao aux autorités manciennes afin d’exercer leur odieux chantage sur son père. Mais peut être leur plan était il d’aller à marche forcée vers l’est, pour atteindre la frontière exodienne. Après tout, l’empire et Mancia n’étaient ils pas alliés ? Ils pouvaient craindre que les nouvelles de leurs exactions se répandent et mettent tout le royaume à leurs trousses. Oui, l’est peut être, ou bien le sud. Comment choisir ? Et puis elle aurait besoin de provisions, d’eau, éventuellement d’une arme pour se défendre et libérer son frère. L'incendie était vraisemblablement parti du rez de chaussée. Peut être le garde manger du palais était il encore intact. Une arme... Elle en trouverait une, avec un peu de chance, dans la chambre de sa mère, où elle avait réussi à mettre à terre Marv’ et Dex. Oui, ce serait un bon début.
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