Chapitre 20 : Poursuite
Phan resta un long moment allongée dans l’herbe verte, caressée par la chaleur solaire. Son esprit était étrangement vide, silencieux. Elle ne ressentait plus de douleur ; son corps semblait avoir été entièrement régénéré pendant la nuit. Un sifflement strident retentit dans l’air, et Gyrfal vint se poser juste à côté d’elle.
— Belle journée, n’est ce pas, voyageuse terrestre Phan ?
— Il est déjà presque midi, s’aperçut la jeune fille.
— Effectivement. Cette nuit a t elle apporté de bons présages ?
— Je ne sais pas comment tu as fait ça, mais je me sens en pleine forme ! Merci !
Phan s’étira de tout son long, puis se redressa pour s’asseoir.
— J’ai rêvé de ma fuite du palais cette nuit, raconta-t-elle. Il y avait quelqu’un que je n’avais jamais vu près du mur d’enceinte. Il avait l’air blessé... Il a prononcé le nom de Mira et le mot « message ». Je lui ai dit ce que je devais, mais il a disparu tout de suite après. J’espère qu’il a compris. En tout cas, je ne peux plus rien faire de ce côté-là.
— Tu commences à mener ta réflexion dans le bon sens, voyageuse, approuva Gyrfal.
— À propos, si tu pouvais éviter de refaire ce que tu m’as fait hier soir, c’était vraiment atroce.
— Je te présente mes excuses. Mon seul objectif était de te ramener à la raison. Je ne suis pas coutumier des réactions des voyageurs terrestres.
— La prochaine fois, parle moi simplement. Pas la peine de m’infliger ça, rétorqua Phan. Enfin, n’en parlons plus, j’accepte tes excuses. Je dois réfléchir à un plan pour retrouver Mao.
— Je puis t’apporter quelques informations. Les voyageurs terrestres et leurs montures se sont arrêtés dans l’un des villages du bord de l’océan.
— Ils doivent sûrement reposer leurs chevaux... Il faut que j’arrive là bas avant demain matin. Je dois réussir à passer la frontière...
Phan se leva et se mit à arpenter le sommet de la falaise d’un pas anxieux. Traverser sans se faire prendre ? Comment faire ? Le fortin était bien gardé. Le mur peut être ? Non, impossible, trop haut, trop dangereux. Attendre la nuit, c’était abandonner la dernière chance de rattraper les Manciens. En pleine journée, la vision des gardes frontière porterait trop loin. Elle serait repérée à coup sûr. Le problème était insoluble.
— Bon sang, je ne peux pas passer inaperçue ! Il n’y a aucune solution !
À ces mots, Phan eut une sensation de déjà vu. La situation était exactement la même que la veille. Elle ne pouvait rien faire...
— En es tu certaine, voyageuse terrestre ? demanda Gyrfal de sa voix spirituelle monocorde.
Son ton flegmatique énerva la jeune fille encore un peu plus.
— Oui ! Oui, j’en suis sûre ! Il n’y a aucun moyen de passer sans me faire... Attends une seconde...
Le petit crissement de rire désormais familier du faucon résonna sur la falaise tandis que Phan recommençait à réfléchir à toute allure.
Elle ne passerait pas inaperçue des gardes, certes, mais elle pouvait essayer de profiter de l’effet de surprise. Elle devait simplement atteindre le poste frontière avec les mains libres ; là, elle trouverait le moyen de voler un cheval et de fuir vers la plaine impériale. C’était un plan incroyablement risqué, mais le seul susceptible d’aboutir. Gyrfal avait raison quant à la bonne question à se poser. Et elle avait aussi oublié de l’inclure dans l’équation. Avec son aide, tout cela ne semblait plus si impossible. Phan frottait nerveusement ses mains moites l’une contre l’autre en descendant le sentier à flanc de falaise. Arrivée en bas, elle marqua un temps d’arrêt pour prendre une grande inspiration et se calmer, avant d’avancer d’un pas décidé vers le poste frontière. Elle se força à conserver une seule image en tête : celle de la minuscule fourmi. Coûte que coûte, elle devait ramener Mao avec elle à la fourmilière, à la maison. Où était cette maison désormais ? Peut être nulle part, ou peut-être là où se trouvait leur père, loin au sud. Peu importait. Elle reconstruirait une fourmilière pour son frère et elle, s’il le fallait. La frontière n’était que le premier obstacle. Elle ne devait pas penser à ceux qui suivraient. Comme la fourmi, elle commencerait par culbuter la brindille, puis elle avancerait jusqu’à la suivante, et la renverserait également.
La porte du poste frontière était ouverte, gardée par deux Exodiens en armes. Lorsqu’ils la virent, l’un d’eux cria :
— Halte ! Déclinez vos noms et intentions !
— Hélia Sing, marchande itinérante, je souhaite me rendre à Exodia.
— Les traversées sont strictement contrôlées. Vous ne pouvez pas passer.
— J’ai un laissez-passer commercial, annonça-t-elle en avançant lentement vers le garde.
Celui ci fit un signe à son collègue, puis ils s’approchèrent d’elle, leurs hallebardes brandies en guise de menace. Le garde qui l’avait interpellée arriva à sa hauteur, tandis que son camarade gardait une distance de sécurité de quelques pas, prêt à intervenir. Cette manière de ne rien laisser au hasard démontrait leur professionnalisme, mais Phan avait un atout dans sa manche. Un sifflement retentit, bref, sec. Puis un vif bruit métallique. Le garde en retrait ouvrit des yeux ronds de surprise, puis dodelina de la tête, chancela et s’effondra. Son collègue se tourna vers lui, étonné.
— Ne bougez plus, et faites silence, sinon je n’hésiterai pas, murmura Phan, l’épée appuyée au creux des reins de l’homme, sous la brigandine de cuir.
C’était un pari risqué. Un soldat entraîné pourrait facilement la maîtriser, même dans cette position. Elle n’avait que quelques secondes pour profiter de l’effet de surprise.
— Dites moi où se trouve l’écurie ! Et combien de gardes la surveillent ?
— Face à l’endroit où nous nous trouvons, et sur la gauche à l’intérieur du fort, mais...
Phan appuya un peu plus fort sa lame contre le dos de l’homme pour le faire taire.
— Des gardes ?
— Non.
Le garde serra soudainement le poing. Phan leva un bras au ciel. Tandis que le soldat se jetait en avant pour s’éloigner de la menace de l’épée, une pierre s’abattit sur son casque. Il resta étendu dans la poussière. La jeune fille s’élança. Elle traversa la porte ouverte du fortin à toutes jambes, sans se soucier de ce qui se passait autour d’elle. Son plan se basait sur l’hypothèse qu’à cette heure du jour, une moitié des gardes devait être en patrouille, et l’autre en train de déjeuner au réfectoire de la garnison. Son objectif était de neutraliser les soldats à la porte, c’était chose faite, puis de se ruer sur les écuries pour voler un cheval. Une brindille après l’autre. Une exclamation résonna derrière, alors qu’elle atteignait le centre de la cour intérieure du fortin. Devant, la route vers Exodia. Sur la gauche... Elle accéléra. Derrière elle, l’agitation commençait à gagner le fort. On s’était aperçu de sa présence. Elle leva le bras, et Gyrfal vint s’y poser.
Phan entra en coup de vent dans l’écurie. Un vieil homme se trouvait là, un balai à la main, occupé à nettoyer le local. Il marqua un temps d’arrêt, et son regard plein d’incompréhension croisa celui de la jeune fille. Gyrfal prit son envol et chargea le vieil homme, serres en avant. Celui-ci se protégea le visage de la main et perdit l’équilibre, terrifié. Phan traversa l’écurie, ouvrit le plus rapidement possible les boxes des chevaux, qui piétinaient en poussant des hennissements apeurés.
— Sortez immédiatement, mains en évidence !
L’ordre fusa de l’extérieur. Les soldats s’étaient rangés en demi cercle autour du bâtiment, hallebardes pointées vers la porte. Phan ouvrit le dernier box et enfourcha l’étalon qui s’y trouvait. Puis elle fit un signe de la main à Gyrfal qui s’était posté sur une poutre. Le vieil homme était toujours étendu au sol, probablement évanoui. Le faucon s’élança, et survola l’écurie dans toute sa longueur, poussant des cris menaçants. Les chevaux déjà nerveux furent pris de panique, et s’engouffrèrent tous ensemble par la porte. Phan agrippa la crinière de sa monture, de peur d’être désarçonnée. Les soldats furent surpris par la masse furieuse jaillie de l’écurie. Certains, d’effarement, laissèrent tomber leur arme. Leur formation fut brisée par la charge affolée. Ils s’égaillèrent dans toutes les directions. La jeune fille parvint à diriger son cheval vers la gauche, puis, naturellement, celui ci partit vers la plaine impériale, seul espace dégagé accessible à sa vision, dans une folle cavalcade.
Après quelques minutes de frénésie, l’étalon ralentit son galop et Phan put desserrer son étreinte. Elle étira alternativement ses bras tétanisés, gardant une main sur l’encolure. Gyrfal volait un peu en avant, lui indiquant le chemin à suivre pour rejoindre le village où il avait aperçu Mao pour la dernière fois. Phan obliqua vers la côte, sa monture désormais au trot après les efforts consentis. Le sol était couvert d’herbes rêches jaunies par le soleil ondulant sous l’effet de la brise. Le terrain poussiéreux s’avérait suffisamment plat pour permettre au cheval de garder une allure régulière. Le bruit échappé des naseaux devenait peu à peu plus fort. Il souffrait de la chaleur malgré les bourrasques d’air frais venu du large. À l’horizon se découpait dans le bleu de l’océan la forme de petites huttes. La voix placide de Gyrfal retentit dans l’esprit de Phan :
— C’est ici. Les voyageurs terrestres que tu poursuis sont encore là, à en juger par la présence de leurs équipages.
Une vague de soulagement et d’espoir submergea la jeune fille. Elle approchait du but.
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