Chapitre 33 : Instinct

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 Gyrfal la guidait par instructions télépathiques à travers le dédale luxuriant d’Exodia. À gauche, en bas, en haut, à droite : la voix résonnait, placide. Le trajet n’en finissait pas. Entre les ruisseaux, les tunnels, les escaliers, les corridors, les échelles, elle devait lutter contre la végétation qui partout prenait ses aises. Plusieurs fois, elle dut se frayer un chemin au travers de véritables murs de verdure lui barrant la route. À force de monter, de descendre, de virer de-ci de-là, la jeune fille n’avait plus aucune idée de sa position. Elle n’aurait pas su dire si elle avait progressé vers le centre ou la périphérie, ni si elle allait vers les étages supérieurs ou ceux d’en bas. Partout, elle ne voyait que du vert, du vert et encore du vert, et se contentait d’ordonner à son corps de suivre la direction donnée par le faucon.

 Les jambes en feu, Phan sentait son endurance diminuer. Elle avait l’impression d’avoir parcouru des kilomètres de dénivelé pour n’avancer longitudinalement que de quelques centaines de mètres. Au niveau d’un tunnel à peu près horizontal, elle arrêta de courir. Ses muscles contractés, habitués au mouvement régulier de la course, la forcèrent à marcher à grandes enjambées.
 — Halte ! N’avance plus, voyageuse terrestre. Reviens en arrière et réfugie-toi dans le renfoncement de mur que tu as dépassé il y a quelques instants. Patiente là le temps de ma venue.
 Phan se figea dans son mouvement, puis s’exécuta. Arrivée à l’endroit indiqué, elle n’eut à attendre que quelques minutes, le temps que son souffle retrouve un rythme à peu près normal et que son cœur cesse de battre la chamade, avant que Gyrfal ne la rejoigne d’un battement d’aile silencieux.
 — À partir de cet endroit, les périls seront nombreux. Il s’agit de l’entrée utilisée pour l’acheminement des marchandises dans la grande bâtisse que tu nommes palais. Je t’ai interrompue dans ta course, voyageuse Phan, car au bout du prochain tunnel se trouve un escalier en bas duquel est posté un voyageur terrestre armé devant une porte.
 — Comment sais-tu tout ça ? chuchota Phan interloquée.
 — Je dispose de sources d’informations d’une grande qualité, jeune voyageuse.
 La jeune fille croisa les bras sur sa poitrine, ses yeux bleus lançant des étincelles, franchement agacée par le ton désinvolte du faucon.
 — Non, ça suffit. Je poursuis les ravisseurs de mon frère depuis quatre jours, sans savoir pourquoi ils l’ont enlevé. Tu ne m’as rien dit pendant tout ce temps, alors qu’apparemment, tu as une idée de ce qui se trame. Donc, j’exige de savoir la vérité, ou au moins une partie de la vérité. Dis-moi ce que tu sais.
 — C’est bien présomptueux de ta part d’exiger, jeune voyageuse.
 — Ah oui ? Et d’abord, qu’est-ce qui m’assure que je peux me fier à toi ? Tu m’as aidée jusque-là, mais qu’est-ce qui me dit que tu ne m’attires pas dans un piège ? Dis-moi ! Pourquoi ont-ils pris mon frère ?
 — Ce qui te dit que je ne t’attire pas dans un piège, jeune voyageuse terrestre, c’est moi. Et ce qui t’assure que c’est la vérité, c’est la logospiritie. Le don de la voix de l’esprit vient avec deux inconvénients. Celui de toujours devoir répondre à une question directe et celui de ne pas pouvoir mentir. Car le mensonge apparaît lorsque la bouche formule les paroles qui le constituent. L’esprit connaît toujours la vérité et ne peut lutter contre l’impulsion de la formuler. Enfin, les voyageurs terrestres originaires de cette cité ont enlevé ton frère pour la même raison qui fait que je suis en mesure de communiquer avec toi. Il est également réceptif à la logospiritie. Maintenant que tu as réponse à tes questions, puis-je t’enjoindre de nous mettre en route incessamment ?
 Phan resta quelques secondes abasourdie devant les révélations du faucon. Puis elle se mit à réfléchir.
 — D’accord, mais qu’est-ce qui me prouve que tu n’es pas encore en train de mentir ?
 — Rien à cet instant précis, jeune voyageuse. Je suis en mesure de t’expliquer la raison de ma présence à tes côtés et de te montrer le chemin jusqu’à ton frère, mais tu ne sauras avec certitude que mes propos étaient véridiques que lorsque tu les auras vérifiés par toi-même. Jusqu’à ce moment, tu devras me faire confiance. Même dans le cas de la logospiritie, il est au début impossible de s’affranchir de la notion de confiance. Maintenant, puis-je moi aussi te poser une question ? Ce soudain accès de méfiance viendrait-il du fait que tu éprouves de la peur, jeune voyageuse ?
 Phan réfléchit aux propos de Gyrfal. D’où venait son doute ? Était-elle inconsciemment en train de chercher une excuse pour ne pas aller plus loin ? La détermination dont elle avait fait preuve devant le faucon n’était-elle que feinte et beau discours ? La jeune fille voulut faire un ou deux pas pour se remettre en mouvement, continuer à bouger, secouer ses pensées jusqu’à ce qu’elles tombent, et se rendit compte que ses jambes étaient comme prises dans un étau de métal. Ses bras croisés se mirent à frissonner, son estomac se noua de lui-même. Elle se rendit finalement compte de sa situation. Infiltrée dans la capitale d’un empire tout-puissant, seule au milieu d’un paysage aussi dantesque qu’inconnu et effrayant. Enfin, presque seule... Accompagnée en tout et pour tout d’un oiseau qui lui parlait dans la tête. S’il disait vrai, elle se trouvait en plus à l’entrée d’un passage menant au cœur du cœur d’Exodia. Elle venait chercher son frère, et restait plantée là, sur le seuil, les jambes flasques, des frissons dans tout le corps, fébrile, la bouche sèche, dévorée par la peur. Elle se sentait, à cet instant, la créature la plus faible du monde. Sous l’effet de la frustration, elle sentit ses poings se serrer, sa respiration s’accélérer. Elle aurait eu envie de hurler d’impuissance, paralysée par ses craintes, mais le danger si proche l’empêchait de le faire, ce qui ajoutait encore à sa colère. La voix calme de Gyrfal vint planer au-dessus du flot rageur de ses pensées.
 — Jeune voyageuse terrestre. La logospiritie vient certes avec l’inconvénient de ne pouvoir dire que la vérité des choses. Mais ce don apporte aussi celui d’interagir avec l’esprit réceptif, de l’influencer, parfois même d’en altérer temporairement certaines parties. Tout comme en haut du promontoire rocheux, je peux t’apporter la paix en faisant oublier à ton esprit ses douleurs, si tu le souhaites. Mais pour cela, tu dois m’en faire la requête. Me fais-tu confiance, voyageuse Phan ?
 La jeune fille hocha la tête d’un air suppliant, puis ce fut le noir.

 — Éveille-toi, jeune voyageuse terrestre. Il est temps.
 Phan cligna rapidement des yeux, dans une vaine tentative de dissiper plus rapidement le flou de son regard encore endormi.
 — Combien de temps ? demanda-t-elle.
 — Dix minutes seulement. Le temps presse.
 La jeune fille se leva, surprise de constater que la douleur liée aux courbatures de son voyage avait disparue. Elle ne ressentait plus de peur, n’avait plus de doute. Elle se sentait simplement bien, comme au sommet de la falaise.
 — C’est vraiment un pouvoir incroyable !
 Gyrfal émit un petit crissement strident.
 — Certes. Cependant, il ne s’agit que d’une vision imposée à l’esprit. Le corps n’est pas affecté, jeune voyageuse terrestre. Ton esprit a la certitude que ton enveloppe corporelle est dans un état convenable, pourtant ce n’est pas le cas. Conserve cela en mémoire avant d’essayer de commettre des actions impossibles.
 La jeune fille hocha la tête.
 — Je n’ai pas la moindre idée de comment faire pour entrer dans le palais. Si le passage est gardé comme tu l’as dit, je ne peux pas me battre contre les gardes. Avais-tu un plan en tête en m’amenant ici ?
 — En effet, voyageuse. Mais il implique une fois encore ta confiance.
 — J’ai confiance en toi, lui assura Phan. Quelle est ta stratégie ?
 — Tu dois combattre les voyageurs armés que tu appelles gardes.
 Avant qu’elle ait pu émettre une objection, Gyrfal continua.
 — Te souviens-tu, jeune voyageuse, du moment où tu as vaincu les voyageurs armés de tes propres mains dans la demeure de tes ascendants ?
 — Pas vraiment. C’est un peu flou... Je ne sais pas comment ça s’est passé, juste que j’étais folle de rage. J’ai repris conscience après le combat en me demandant ce qui m’était arrivé, expliqua la jeune fille avant de s’interrompre lorsqu’elle comprit. C’est toi qui as fait ça ? Comment ?
 — En effet, il s’agit bien de mon œuvre, jeune voyageuse. La logospiritie offre la possibilité d’agir sur l’instinct primaire, l’instinct animal d’une créature. La survie est la première chose que les voyageurs terrestres connaissent. C’est sur cela qu’agit la voix de l’esprit. À ce moment, j’ai été en mesure de faire accroire à ton esprit que tu te trouvais, voyageuse, dans une situation de mort imminente. Ton instinct de survie a poussé ton enveloppe corporelle à réagir comme elle l’a fait. En anticipation de ta future question, dans le cas de la disparition de tes souffrances et de tes craintes, il s’agit du même phénomène. Un animal acculé, sur le point de recevoir le coup fatal, ne ressent plus ni peur ni douleur, et il se battra férocement pour vivre, jusqu’à l’extinction de ses dernières réserves d’énergie. La différence entre les deux situations ne provient que du degré d’amplification de l’instinct. Quant à cette sensation que tu as pu ressentir sur la falaise, qui semblait insupportable, il ne s’agissait que d’un cri spirituel. L’effet provoqué doit certainement dépendre du récepteur. Je n’avais jamais encore observé une réaction semblable. Je te prie de bien vouloir m’en excuser à nouveau.

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