Chapitre 3 : Les renforts
L’empereur ne resta pas longtemps à bord. Le lendemain soir, il profita de l’obscurité pour quitter le navire et rejoindre ses partisans. Previs s’attendait à ce qu’ils se missent en route dès le lever du soleil, mais ce ne fut pas le cas. En fait, le bateau se préparait même à appareiller. Le jeune stoltzen alla voir sa maîtresse qui paressait allongée sur la dunette.
— Saalyn ?
Elle protégea ses yeux de son bras contre l’ardeur du soleil et dévisagea l’opportun.
— Oui ?
— Ne partons-nous pas au secours de tous ses esclaves ? demanda-t-il.
— Si répondit-elle, mais pas n’importe comment.
— Tu as un plan ?
Elle se leva et enveloppa sa nudité dans une serviette qu’elle noua autour des hanches.
— Viens, dit-elle, je suis censée te former. Je vais t’expliquer.
Elle le guida jusqu’au petit salon où ils avaient reçu l’empereur l’avant-veille. Les lieux avaient été remis en état. Devant l’impossibilité de trouver de nouvelles vitres, les fenêtres avaient été fermées par du papier huilé et des timbales en argile vernie remplaçaient les verres dans le placard. D’un coffre situé dans un angle, elle en tira une carte qu’elle étala sur le bureau. Il représentait le sud-est de la mer intérieure, avec la Diacara au sud, le Cairn juste au-dessus et quelques autres États encore. À l’est, les montagnes marquaient la frontière avec l’Ocarian, mais elles n’appartenaient à aucun des deux royaumes. Elles constituaient le domaine des gems.
— Pour rejoindre la forteresse qui détient les prisonniers, nous allons devoir traverser tout le Cairn d’ouest en est. Les chances que nous arrivions au bout de ce voyage sont très faibles. Le Cairn se montre hostile avec étrangers. Nous allons plutôt parcourir cette distance dans le pays voisin, la Diacara puis nous bifurquerons au nord au dernier moment en empruntant une des quatre voies protégées que l’empereur a accordée par traité.
Tout en parlant, elle suivait le trajet du bout de son index.
— Où allons-nous débarquer ?
— Ici.
Elle posa le doigt sur un point qui faisait la jonction entre les rivages orientaux de la mer intérieure et ceux du sud.
— C’est une grande ville. Nous y trouverons tout l’équipement nécessaire. De plus, nous y avons un agent qui pourra nous prêter les montures.
— Le trajet est court, nous y arriverons demain, commenta Previs.
— Mais nous y resterons quelques jours.
— Pourquoi ?
— Tu ne t’imagines pas que nous allons prendre cette forteresse à nous deux. Nous allons recevoir du renfort.
— Mais il faudra des douzains pour qu’il nous rejoigne. Et la Diacara acceptera-t-elle qu’une armée stationne sur ses terres ?
Pour toute réponse, Saalyn lui renvoya un sourire espiègle tout en roulant la carte.
— Tu vas voir.
Le voyage jusqu’à leur destination devait prendre deux jours. Ce fut pendant la matinée du second que les renforts arrivèrent. Tôt le matin, Saalyn avait dégagé un large espace sur le pont. Elle avait minutieusement enlevé tout objet qui traînait sur la surface de bois. Les aussières avaient été tendues de façon à empêcher tout mouvement de voile et le bateau s’était positionné en vent arrière afin d’éviter tout roulis ou tangage. Puis, la guerrière libre examina les lieux. Previs ne l’avait jamais vue regarder quelque chose avec autant de soin. Même les planches du sol furent le sujet de son observation. Enfin, elle se poussa. Tout le monde quitta la zone qu’elle avait délimitée. Les marins qui n’avaient pas de tâche en cours se répartirent en cercle tout autour. Elle en sélectionna deux qui se tinrent à ses côtés.
Tous les marins étaient silencieux. Au début, Previs se demanda pourquoi ils attendaient tous ainsi. Puis un point lumineux apparut au milieu d’eux. Un brouhaha se fit entendre et la foule recula un peu. L’éclat du phénomène augmenta au point d’en devenir éblouissant. Puis il s’étira, vers le haut d’abord et à l’horizontale jusqu’à former une sphère. Comme elle grandissait, son éclat diminua. Et au centre, on distinguait une masse noire, également sphérique. Soudain, l’ensemble explosa. Pendant un instant, quelque chose se maintint en l’air, sans support, avant de s’effondrer en petit tas sur le sol.
Dans la forme inerte, Previs reconnut la chevelure rousse et la silhouette menue d’une des deux jumelles tueuses.
— Allez la chercher, ordonna Saalyn en poussant un marin par les reins.
Aussitôt, il se précipita et s’accroupit devant sa pentarque évanoui. Avec délicatesse, il la retourna sur le dos et la souleva, comme un père prenant son enfant endormi. On pouvait presque deviner la vénération qu’il éprouvait en serrant le petit corps de sa reine contre lui. Previs ne savait pas si Saalyn l’avait fait exprès, mais elle venait d’honorer ce marin d’une façon qu’il n’était pas près d’oublier. Ce dernier quitta la zone centrale avec son précieux fardeau. Saalyn le retint par le bras. Il n’était pas question qu’elle la perdît de vue.
Quelques stersihons plus tard, le phénomène précédent se reproduisit. Et la seconde pentarque apparut, dans le même état. Le deuxième marin la prit en charge comme son collègue.
— Transportez-les dans leur cabine, dit-elle.
Elle n’eut pas besoin de préciser de laquelle elle parlait. La veille, elle en avait préparé une pour les accueillir.
— C’est d’elle que tu parlais en évoquant des renforts ? demanda l’apprenti à sa maîtresse.
— Pour prendre une petite forteresse, c’est largement suffisant, répondit-elle.
Elle n’avait pas tort. En plus d’être des combattantes exceptionnelles, elles étaient aussi des magiciennes puissantes. Le tour de force qu’elles venaient d’accomplir, se téléporter sur plus d’un millier de longes, n’était pas à la portée de n’importe qui. Il estimait qu’elles devaient être les seules à être capables d’un tel exploit au sein des pentarques. Et il devait nécessiter beaucoup d’énergie. Il regarda les deux femmes endormies, abandonnées entre les bras des marins. La gemme nichée entre leurs seins était énorme, elle déformait le tissu de le tunique en une bosse nettement visible. Elles avaient dû mettre la journée entière à la charger de leur pouvoir.
Les deux marins transportèrent leurs protégées dans la cabine juste à côté de la mienne. Les vitres avaient été remplacées par du papier huilé, à défaut de verre. Les draps et tout le linge de la pièce avaient été changés pour assurer qu’aucun éclat n’y subsisterait. À tout hasard, Saalyn procéda à une dernière vérification des lieux. Puis les deux hommes allongèrent les jumelles l’une à côté de l’autre sur le grand lit, puis ils sortirent, laissant la guerrière libre seule avec elles. Elle leur ôta leurs chaussures, délaça leur corsage pour faciliter leur respiration. Puis elle quitta la chambre à son tour. Avant de fermer la porte, elle jeta un ultime coup d’œil sur elles. L’utilisation de leurs pouvoirs les vidait de toute énergie, les laissant à la merci de leur entourage. Il n’était pas étonnant qu’elles se montrassent aussi proches du peuple qu’elles dirigeaient. Elle remarqua que même dans leur sommeil, elles se cherchaient. Leurs mains se déplacèrent à la recherche de l’autre sœur. Finalement, l’une des deux rencontra le corps de l’autre. La main se posa sur la cuisse de l’autre pentarque. Elles s’étaient trouvées. Le contact physique était établi. Leur respiration s’apaisa, les mouvements convulsifs se calmèrent. On disait souvent qu’elles n’étaient qu’une seule âme répartie entre deux corps. Saalyn pensait autrement. Les deux jumelles étaient plus petites que la moyenne, comme si la matière prévue pour un seul corps avait été utilisée pour en créer deux. Elle n’avait en face d’elle qu’une seule personne. Elle ne savait pas qui était qui. Tout le monde les confondait. Mais il serait temps de distinguer Muy et Wuq à leur réveil, si tant est qu’elles le sussent. Tout le monde les confondait, même elles.
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