Chapitre 10 : Miles
Le surlendemain, Saalyn et Muy se mirent en route pour la continuation de la mission. Deux soldats de la garnison que le capitaine Vloss avaient soigneusement choisi les accompagnaient. Ils n’étaient présents que comme caution, le signe que les autorités de l’empire acceptaient cette ingérence étrangère sur leur territoire. Le délai qu’ils avaient passé à réorganiser la caserne et à commencer la reprise en main de la ville avait donné aux gems le temps d’acheminer leurs hofecy. Les deux Helariaseny purent repartir sur leur propre monture.
La vallée débouchait dans la plaine qui séparait l’Unster du piémont. À cet endroit situé très au sud, elle était relativement large. Saalyn qui s’était beaucoup déplacée savait que plus au nord, elle se resserrait jusqu’à ne pas dépasser une dizaine de longes, juste avant d’aborder le plateau d’Yrian. Mais ce lieu que les voyageurs venaient d’atteindre, une province nommée le Salirian, elle était si grande que le fleuve restait invisible, malgré son gigantisme.
La majeure partie du Salirian était occupé par les forêts. Heureusement, l’empire était un État bien organisé, sillonné par un réseau routier dense. Saalyn et ses compagnons purent donc s’y déplacer sans problèmes malgré sa densité. En chevauchant, on pouvait voir les protections que les habitants avaient érigées pour s’abriter des hofecy géants qui infestaient les plaines de l’est. Alors que dans les royaumes de la mer intérieure, l’espace était structuré autour des zones cultivées dans lesquels se dressaient quelques bosquets, ici c’était le contraire : la forêt formait une barrière continue qui séparait les champs. Par endroit, la route était bloquée par une forteresse destinée à ce que ces féroces animaux ne progressent par ce moyen. On ne trouvait pas de hofecy en Ocarian, mais ils avaient retenu la leçon du Vornix.
En fait de forteresse, il aurait mieux valu parler de portes. Les murs étaient suffisamment hauts et larges pour résister à l’assaut de ces prédateurs, mais ils n’étaient pas gardés. Les lieux étaient sous la surveillance des villages proches. Actuellement, à cause de la menace inconnue qui sévissait dans le nord, ils avaient fermé les lourds battants. Une précaution bien inutile. Si le péril était lié à ce météore, comme semblait le croire Panation Tonastar, alors ce n’était pas de simples murs qui pourraient bloquer des êtres capables d’un tel miracle.
Les portes ne constituaient toutefois pas le seul moyen de traverser ces fortifications. Les hofecy géants dont ils cherchaient à se protéger étaient, comme leur nom l’indiquait, très grands. Des tunnels de la taille d’un adulte permettant aux stoltzt de traverser, s’ils menaient leur monture à la bride, sans que ces féroces prédateurs pussent les suivre. En d’autres endroits, les bâtisseurs avaient préféré installer des passerelles. Et les voyageurs découvrirent les dizaines de moyens sorties de l’imagination pour empêcher de gros reptiles de parcourir librement le territoire.
Saalyn se souvenait quand le précédent empereur avait lancé le projet deux siècles plus tôt. Ses contemporains l’avaient considéré comme un fou mégalomane. Fortifier tout un pays. Les gens occultaient généralement que quelques mois plus tôt, un hofec avait traversé le fleuve, nul ne savait comment, et qu’il avait massacré tout un village avant d’avoir pu être arrêté. Il avait imaginé ce qui se serait produit s’il n’y en avait pas eu qu’un seul, mais une dizaine. Voire, s’ils avaient fait souche. Et l’histoire était émaillée de tels événements.
Et aujourd’hui, plus personne ne rigolait. Le projet était loin d’être achevé. Mais il avait montré son efficacité à peine soixante ans plus tôt. Ces murs avaient arrêté leur progression vers le nord. Et ils avaient pu être éliminés graduellement.
La dernière de ces barrières se situait au sud du plateau d’Elmin. Plus au nord, la forêt laissait la place à une steppe largement irriguée. Il n’y avait aucun obstacle naturel sur lesquelles les constructions auraient pu s’appuyer. L’empire avait préféré fortifier les villes. Chacune était entourée d’une muraille bien épaisse en pierre massive. Et chaque village comportait en son centre une maison solide où les habitants pourraient se réfugier en attendant les secours. À charge pour ceux-ci d’entretenir des stocks de nourriture suffisants pour tenir le temps nécessaire. Ces défenses n’avaient pas été mises à l’épreuve et ses concepteurs espéraient qu’il ne le serait jamais.
Miles était la dernière grande ville protégée par le système de murailles. Elle était bâtie tout au sud du plateau d’Yrian, sur le versant de la montagne. Les habitants avaient d’ailleurs utilisé le dénivelé pour construire des jardins luxuriants. Leurs aptitudes ne se limitaient toutefois pas à cela. Tout le centre-ville constituait une œuvre d’art, en pierre et en marbre, et le nord, plus résidentiel abritait quelques palais magnifiques. Les quartiers populaires se situaient au sud, sur les pentes du plateau et plus on descendait, plus les gens étaient pauvres.
En temps normal, Saalyn trouvait un logement dans ces quartiers défavorisés. Pour exercer son métier, cela se révélait plus discret. Mais aujourd’hui, le but de sa mission était différent. Elle était l’escorte d’un représentant du gouvernement helarieal. Même si dans ce rôle, elle s’avérait bien inutile : Muy était bien meilleure guerrière qu’elle-même et sa seule chance de la vaincre serait de se servir deux atouts que la pentarque ne possédait pas : son poids et sa force.
La ville était délimitée par une muraille symbolique qui avait pour but de marquer la frontière entre les aristocrates et le peuple. D’ailleurs, en direction de l’est, l’entrée principale de la ville était grande ouverte. Les portes n’étaient fermées qu’en cas d’urgence. Et de toute évidence, les événements récents n’en constituaient pas une. L’intérieur de la ville conforma l’impression que Miles n’était pas conçue pour résister à une invasion. Les voyageurs remontaient une rue large et droite, bordée de palais prestigieux. Elle s’enfonçait jusqu’à la place qui représentait le cœur de la cité. Quelques siècles plus tôt, un empereur avait voulu affirmer l’empreinte de l’État dans la partie sud de son territoire en y édifiant ce qui pouvait ressembler à une deuxième capitale. Alors qu’Ocar s’était construite progressivement à partir d’un village qui avait grossi sans organisation particulier, Miles avait été planifiée. Des architectes avaient dessiné tout le centre-ville, et les grandes maisons bourgeoises qui bordaient les boulevards avaient dû respecter des contraintes strictes. Au fond de la place principale, le palais d’hiver de l’empereur s’étageait sur les contreforts de la montagne, offrant au regard une profusion de terrasses dont certaines abritaient de la végétation.
Cette ville, en plus d’être magnifique était certainement agréable à vivre – tout au moins pour les riches – tant les parcs et jardins étaient nombreux. Centre culturel également, Miles comportait un une profusion de théâtres et de salles de concert, depuis le grand opéra jusqu’à des tavernes disposant d’une scène. Saalyn aimait bien cette ville, elle pouvait y pratiquer son art sans aucune contrainte, ses prestations y étaient toujours bien reçues. Elle y avait d’ailleurs composé quelques-unes de ses plus célèbres chansons.
N’ayant pas été annoncé, aucun comité d’accueil n’attendait Muy et sa suite devant le palais ducal. Les deux gardes qui surveillaient l’entrée prirent même une attitude défensive en les voyant s’arrêter au pied des marches. La présence de deux soldats du pays ne les rassurait pas, elle ne faisait qu’ajouter à leur confusion. Saalyn descendit de sa monture et grimpa l’escalier. Aussitôt, les hallebardes se croisèrent pour lui bloquer le passage.
— La pentarque quine Muy, souveraine d’Helaria, requiert une audience auprès du duc Sleter de Miles.
Les hommes la regardèrent ahuris.
— La pentarque Muy ? releva l’un d’eux.
— En personne.
Le nom ne leur était pas inconnu. Il était même devenu célèbre parmi la soldatesque depuis la victoire écrasante du petit pays contre les pirates qui sévissaient sur la côte sud du continent. Leur défaite s’était révélée si cuisante qu’il avait fallu presque deux ans avant qu’ils aient pu reprendre leurs raids. Mais ils avaient du mal à faire coïncider ce nom prestigieux avec cette femme menue, ayant presque l’air d’une adolescente et surtout accompagnée d’une si piètre escorte.
Toutefois, leur indécision ne dura pas. Le grand chambellan du palais accourait à toute allure vers eux.
— Saalyn ! s’écria-t-il, quel plaisir de vous revoir entre nos murs.
Sans faire plus de cérémonie, il enlaça la guerrière libre. Elle lui rendit son accolade.
— Cleval, tout le plaisir est pour moi.
— Cela fait bien longtemps que vous ne vous êtes produite ici. Vos chansons nous manquent.
— Votre empereur n’avait pas l’air de les apprécier ma dernière prestation.
— Les empereurs ont besoin d’être secoués de temps en temps si on veut qu’ils restent vigilants et conservent leur trône. Ce n’est pas quelques paroles qui vont les blesser.
— C’est exact. Le vôtre a bien profité de la leçon.
— Bien mieux que je l’espérais. L’empire semble plus prospère que jamais.
Il se dévissa la tête pour découvrir qui accompagnait la guerrière.
— Mais que vois-je ? Wuq en personne. Ou Muy ?
— Muy, confirma Saalyn.
Il lâcha Saalyn pour descendre l’escalier rejoindre la pentarque qui avait mis pied à terre. Sans faire davantage de cérémonie, il l’enlaça, la soulevant presque de terre. Puis il la reposa.
— Mais que nous vaut votre présence en ces lieux ? demanda-t-il.
— Je pense que vous connaissez la réponse.
— J’en ai bien peur.
Il se tourna vers les deux soldats de la garnison d’Entrac.
— Vous avez accompli en escortant Sa Seigneurie jusqu’ici. Amenez les hofecy à l’écurie puis rejoignez-nous. Je crois que vous aurez des choses à nous dire. Vous pourrez demander votre chemin aux gardes, ils savent où nous sommes.
En les voyant venir vers elle, sans que le chambellan ne retirât sa main de la taille gracile de la pentarque ni que celle-ci ne la chasse, Saalyn ne put retenir un sourire. Elle en était sûre, ils avaient été amants autrefois. Ou tout au moins avaient-ils été très proches.
Moins d’un calsihon plus tard, tout le monde se retrouvait dans le cabinet de travail du duc. Conscient de l’urgence de la situation, ce dernier avait coupé court à toutes les cérémonies d’accueil d’invités aussi honorables pour entamer les discussions le plus vite possible. Le seigneur Sleter s’était toujours montré efficace. Il manifestait une vigueur que l’on trouvait tant dans sa silhouette ramassée qu’on imaginait pouvoir combattre des monsihons entiers sans faiblir, que dans ses gestes. Il était de plus loin d’être dépourvu de charme avec son visage carré, viril sans paraître dur. Et sa voix de basse, habituée à se faire entendre sur les champs de bataille, portait facilement. C’était l’un de ces hommes qui faisait la puissance de l’empire Ocarian. Pourtant, cette puissance ne se retrouvait pas dans sa tenue, simple, guère différente de celle de ses paysans, si ce n’était qu’elle était propre, neuve et bien mieux ajustée. Après tout, le chambellan paraissait suffisamment noble pour deux.
De toute évidence, il s’attendait à une visite. Il avait préparé sur la table de travail toutes les informations qu’il avait pu rassembler, soigneusement classées. Il ne se doutait juste pas que les envoyés viendraient du sud, même s’il soupçonnait que les guerriers libres voudraient certainement en apprendre plus sur les derniers événements.
Tous les participants étaient penchés sur une carte. Elle représentait le nord de l’Yrian. Tout en expliquant, le duc désignait les différents lieux de la main.
— Comme vous le savez, les deux moitiés du plateau d’Yrian n’ont pas la même taille. L’occidental se prolonge encore sur deux douzaines de longes vers le nord pour finalement de se fondre dans la montagne. L’Unster longe donc une falaise avant d’entrer réellement dans le canyon. C’est à cinq longes de cet endroit que les visiteurs se sont installés.
Muy détailla la carte sans repérer quoi que ce soit pouvant stratégiquement justifier ce lieu. Ils étaient au sommet du plateau, mais cela ne les rendait pas inaccessibles pour autant.
— Ils sont répartis en deux groupes, poursuivit le duc. Le plus important se tient sur la rive gauche de l’Unster, dans les plaines orientales. Ce groupe contient environ un millier de personnes et continue à grandir.
— Des personnes, releva Saalyn. Ce sont des stoltzt ?
— Ils nous ressemblent. Mais ils ne sont pas stoltzt. Pas plus que gems ou bawcks. Nous avons affaire à un nouveau peuple. Plusieurs même. Au moins deux. Peut-être trois.
— Intéressant.
Muy reporta son attention sur la carte. Elle observait le nord du plateau d’Yrian, là où l’Unster n’était contraint par les falaises que d’un seul côté.
— Et je suppose que le second groupe se trouve ici, suggéra-t-elle en montrant la zone.
— En effet, confirma le duc.
— Ce qui explique que les relations entre le nord et le sud soient coupées.
— Et ils doivent contrôler le fleuve aussi, ajouta Muy. Combien sont-ils ?
— Eh bien, c’est cela le plus surprenant, répondit Steler. Il n’y a personne dans ce second groupe.
Muy se cala au fond de son siège, croisa les bras et leva la tête en direction du duc. Saalyn remarqua qu’elle avait adopté une posture de Wotan, qu’il employait quand il attendait des éclaircissements. Steler comprit le message.
— Nous n’avons vu personne, expliqua-t-il, mais c’est là que sont rangées leurs machines.
— Leurs machines ? releva Saalyn. Quelles machines ?
— Je suis incapable de déterminer leur usage. Elles ne ressemblent à rien de connu. Nous ne les avons pas vus fonctionner et nous ne savons pas qui les manœuvre.
— Mais dans ce cas, comment pouvez-vous affirmer que ce sont des machines et pas des sortes de bâtiments ou des sculptures ?
— Parce que si nous ne les avons pas vus, nous les avons entendues. Certaines sont très bruyantes. Et quand on observe leur position, le lendemain, certaines ont bougé.
Le duc se pencha sur la carte et suivit du doigt un tracé récemment rajouté qui entourait le campement situé en bas de la falaise.
— En fait, ajouta-t-il, nous en avons vu fonctionner une. Des hofecy ont attaqué ces étrangers il y a quelques jours. Ils ont alors entrepris de se fortifier. Une machine creuse des douves selon ce trajet pour délimiter un demi-cercle d’environ cinq longes du nord au sud. Cette machine extrait la terre à une vitesse incroyable. Elle n’a besoin que de quelques monsihons pour excaver une tranchée sur toute la longueur du tracé, une dizaine de perches de large et autant de profondeur.
Muy regarda la petite marque rouge sur la carte.
i— C’est large ?
— Cela atteint déjà quatre-vingt-dix perches et ils continuent. Ils ont même installé une deuxième machine pour aller plus vite, mais ils ne l’ont pas encore mise en route.
— Ce ne sont pas des douves, déclara Muy.
Tous les regards convergèrent vers la pentarque.
— Qu’est-ce que c’est alors ? s’enquit Steler.
— Ils dévient le fleuve.
— D’où conclus-tu cela ? demanda Saalyn.
— Pour des douves, à la vitesse de cette machine, un douzain aurait suffi pour qu’elles soient efficaces. S’ils en rajoutent une deuxième, c’est qu’ils désirent que ce canal soit bien plus grand. Ils le veulent aussi large que le fleuve. Et pour cela, je ne vois qu’une seule raison possible : déplacer le cours de l’Unster pour se créer un espace protégé au pied de la falaise.
Une fois énoncée, la déduction de Muy paraissait logique. Les participants à la réunion se rendirent à ses arguments sans discuter.
— D’une certaine manière c’est rassurant, ajouta-t-elle, même si cela risque de poser à terme des difficultés.
— Comment ça ? demanda Saalyn.
— S’ils s’installent, c’est qu’ils n’ont pas l’intention de se répandre et de nous envahir. Pas avec une population de quelques milliers d’habitants.
— C’est logique.
— Le vrai problème est pour l’Ocarian. Les grandes villes sont au nord et les champs au sud. Le nord risque d’avoir rapidement faim.
— Le nord produit de la nourriture, remarqua Sleter.
— Pas suffisamment. À terme, l’empire pourra tracer une route dans les montagnes pour relier les deux territoires. Mais d’ici là, ils vont devoir se rationner.
— Quoi qu’ils décident, ils doivent faire vite, car le sud pourrait bien oublier qu’il dépend d’un empire.
— Vous parlez d’une cission ?
— C’est un risque. Si les communications ne reprennent par rapidement, les deux parties du pays pourraient se considérer comme deux entités différentes.
Sur cette note pessimiste, la réunion se termina. Des décisions avaient été prises sur la marche à suivre. La grande inconnue était ce que préparait l’empire pour faire face à cette crise.
Au cours de la nuit, deux bateaux appareillèrent du port d’Imoteiv. Ils ne transportaient pas de marchandises, uniquement des messagers. Le monde allait enfin savoir ce qui se passait en Ocarian.
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