Rodald
La journée de Rodald Verley commença lorsqu'il enfila sa ceinture et sentit le poids de ses revolvers contre ses cuisses. Les six coups aux crosses sculptées symbolisaient sa responsabilité, mieux que ne le ferait jamais son insigne de bronze qu'il l'épingla tout de même sur sa chemise, côté cœur, avant de sortir. Il regarda sa montre à gousset, tout en sachant qu'il était plus de neuf heures ; les rues de Mazin étaient presque désertes. Alors qu'il s'installait à son bureau, un cri retentit : « marchal ! ». Rodald se releva et, à travers la fenêtre, vit courir vers lui un pêcheur qu'il connaissait vaguement. Celui-ci entra avec fracas :
— Marchal !
— Qu'y a-t-il, Arnalt ?
— Dans l'arène, marchal Verley ! L'océan a dû le déposer là ! Il est dans un sale état !
Le marin semblait nauséeux et tremblait, à croire qu'il avait vu le diable en personne.
— Quoi ?
— Un corps, marchal ! Le corps d'un écorché !
— Arnalt, ce n'est qu'une légende !
— Non ! Je l'ai vu, marchal ! Sa peau est toute fissurée, comme la terre des champs en plein été ! Et ses plaies... Je n'ai pas osé m'en approché, mais le sable est tout rouge ! Vous devez faire quelque chose, marchal ! On dit que les écorchés sont mauvais présage, qu'ils transmettent des maladies !
— Il n'y aura pas de maladie, ne t'inquiète pas. Je vais aller voir, préviens le docteur. Et surtout, ne dis rien à personne. Je ne veux pas avoir toute la ville dans les pattes !
— Comme vous voudrez, marchal.
Rodald attrapa son sac et couru jusqu'à la crique. Il n'avait jamais cru aux légendes locales qui considéraient l'île de Vierlan comme étant hantée par des êtres plus morts que vivants. Un pêcheur avait dû se faire surprendre par une tempête, des dizaines d’années plus tôt, et lorsque son corps fut rejeté par les flots, il devait tout simplement être méconnaissable, donnant ainsi naissance à la rumeur.
Le marchal arriva à proximité de la falaise. La crique et l'océan s'étendaient, une dizaine de mètres sous ses pieds. Il voyait d'ici la forme humanoïde, étendue sur le sable, dont les vagues flagellaient le flanc droit. Des mouettes tournoyaient autour de lui, sans oser se poser. Rodald se tourna pour vérifier qu'il était seul, tout en sachant que cela ne durerait pas.
Il descendit le chemin escarpé et foula le sable de ses bottes. Comme toujours, il se sentait enfermé entre les murs de pierre de l'arène et ce malgré les embruns qui le fouettaient, ou peut-être à cause d'eux. Le marchal s'approcha du corps et constata qu'un sang épais coulait de ses larges plaies. Le sable en était imbibée et les vagues rougissaient à son contact. La peau du cadavre était zébrée de larges plaies. Plusieurs os avait perforé la peau, mais ce n'est pas ce qui tétanisa Rodald. Son regard était fixé sur les portions de peau qui n'était pas déchirée. Comme l'avait décrit Arnalt, celle-ci était marquée de craquelures. Troublé, il se pencha et ferma les yeux du gisant, en essayant d'ignorer leur noirceur absolue. Il se releva et essuya sa main contre son pantalon.
Un brouhaha s'élevait déjà de la falaise. Le marchal se tourna vers les badauds et respira longuement pour se calmer. Il allait attendre Avenel et ils examineraient le corps ensemble. Ce n'était qu'un cadavre ordinaire, ou du moins il essaya de s'en convaincre. Bon sang, pourquoi fallait-il que le docteur soit aussi lent ?
Rodald décida de rejoindre les curieux. Il fallait que ceux-ci s'en aille ; cela n'avait rien à voir, bien sûr, avec le malaise que lui inspirait le corps. La montée était presque salvatrice ; ce n'était toujours qu'en quittant cet endroit qu'il ne se rendait compte à quel point il ne l'aimait pas. Une fois en haut, il s'affaira à disperser la foule, toujours plus nombreuse. Heureusement, Arnalt semblait avoir tenu sa langue et personne n’élucubra à propos des écorchés. Le marchal s'égosilla et finis par promettre plusieurs fois qu'il partagerait ce qu'il savait plus tard, en échange de quoi les badauds s'en allèrent. Il patienta encore un peu, puis le médecin arriva.
— Bonjour, marchal ! salua Avenel. Comment allez-vous ?
— Comme quelqu'un qui a un cadavre sur les bras et attends depuis un moment.
— C'est mon arthrose, prétexta-t-il en souriant.
— Peu importe. Laisse-nous, Arnalt, nous avons du travail.
— Il peut rester. C'est un témoin.
— Si tu y tiens... grogna-t-il.
Le docteur, moins mal à l'aise que les autres, prit la tête. Ils descendirent et s'approchèrent. Avenel s'accroupit près du cadavre et passa sa main sur sa peau craquelée.
— Alors ils existent vraiment... murmura-t-il.
Il posa son sac sur le sable et en sortit un tablier de cuir qu'il enfila. Il se retroussa les manches et examina les plaies. Soudain, il fronça les sourcils et colla son oreille à la bouche du défunt. Il n'y avait plus aucun doute cette fois : elle était terriblement faible et irrégulière, mais Avenel entendit une respiration.
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