7. Les Bras de Morphée

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Suite au suicide d’Agrippa Delos, le Conseil convoqué par Quentin Aurel décida à l’unanimité d’avancer le début de l’hibernation. Initialement prévu une semaine plus tard, pour favoriser l’intégration des passagers, la réunion le porta au surlendemain. Le capitaine confia à Nero qu’un sommeil prolongé permettrait certainement aux voyageurs d’oublier l’accident en affectant leur mémoire récente.

Les deux jours passèrent vite pour le planétologue. Il poursuivit son travail et profita du temps restant pour approfondir sa méthode. Sa volonté de faire du Nouveau-monde un lieu parfait – à l’image de la Vieille-Terre – grandissait de jour en jour. Il rêvait d’un endroit où s’étendraient à perte de vue des forêts de conifères que l’on parcourrait pendant des heures sans en trouver le bout, guidé par le seul chant des oiseaux, par les senteurs du bois et de l'humus. Il imaginait des mers si vastes qu’elles formeraient une ligne parfaite sur l’horizon, où l’on admirerait la légère courbure du panorama depuis une plage de galets fins. Il projetait de créer des étendues de plaines recouvertes de fleurs aux couleurs variées et d’une flore exotique qui n’existait pour le moment que dans l’imaginaire des rêveurs. En réalité, il voulait un paradis.

Ce monde-là ne régnerait pas avant longtemps, songea-t-il avec tristesse. La terraformation s’échelonnerait sur plusieurs siècles après sa mort, menée par ses successeurs. C’était un processus lent et capricieux, dont les premiers colons ne verraient que l’initialisation. Lui-même ne placerait que la première pierre de l’édifice. Mais il n’était pas dupe : elle se révélerait la plus importante de toutes au fil du temps. Il suffirait qu’elle soit branlante pour que la construction entière s’écroule. Il lui faudrait tout calculer, tout mesurer, pour la placer au bon endroit et au bon moment.

Malgré les années passées sur ce projet, il lui restait énormément de travail. Il ne devait se permettre aucun temps mort, ou tout le processus accuserait un retard irrattrapable. Pour cette raison, l’avance du début de l’hibernation ne l’enchantait guère.

« Pourquoi ne pas l'exempter pour moi ? questionna-t-il à Quentin le matin du jour J. Je te demande quoi, quelque jours de plus, simplement le temps de terminer mes dossiers. »

Son ami lui sourit avant de répondre.

« Tu as toujours trop de travail… Je t’accorderais une semaine que tu m’en réclamerais une seconde. Et tu sais très bien qu’aucune exception n’est négociable, même pour toi. Tous les passagers hiberneront au même moment, sauf les hommes d’équipage. Il s'agit de la requête de l’Agence elle-même.

– Tu n’es pas obligé de lui dire, insista son ami, une pointe de désespoir engourdissant sa voix. Et ce serait exceptionnel…

Mais Quentin n’était pas d’accord avec lui.

« Non, fit-il, et Nero sut qu’il ne pourrait rien y changer. Tu me demandes de mentir et mes valeurs me l’interdisent.

– Ce n’est qu’un petit mensonge, nuança Nero.

– Les pires menteurs ont commencé par des petits mensonges, comme tu dis. Je suis le capitaine de ce vaisseau et je dois rester sincère, quelle que soit la situation. Alors je t’en prie, cesse de me supplier. Tu iras dormir comme tout le monde. »

Ainsi Nero se retrouva face à son « lit » deux heures plus tard. En réalité, le lit n’avait de lit que le nom ; il lui évoquait plutôt un cercueil ou une boîte de conserve. Formé d’un tube creux de deux mètres rempli de liquide de stase, le lit, percé d’une petite fenêtre, s’avérait aussi avenant que la gueule d’un requin.

Et dire que je vais passer six mois là-dedans…

Leur prochain réveil aurait lieu à leur arrivée aux prémisses de la ceinture de Kuiper, où un tanker les ravitaillerait en énergie. Leur dernier contact avec un vaisseau extérieur passé, ils s’enfonceraient dans la ceinture et plongeraient enfin dans l’outre-monde, lieu désolé, vide de toute âme vivante à des années-lumière à la ronde.

Le conseil de sécurité opta pour la segmentation des phases d’hibernation afin d'éviter les éventuels « chocs ». Selon lui, se réveiller après trois décennies de sommeil profond ne formerait pas une expérience agréable à vivre et certains parmi les plus sensibles le supporteraient mal. Pour cette raison, la première phase durerait six mois, suivis d’un éveil et d’une acclimatation de quelques jours, puis d’une nouvelle phase de sommeil. Le processus se répéterait de cette manière-là pendant les trente prochaines années.

Parmi les mille-deux-cents passagers, seuls quarante n’hiberneraient pas continuellement. Deux équipes de vingt se relaieraient tous les six mois pour garder un œil sur le vaisseau, plus par sécurité que par nécessité, le tout étant automatisé.

Nero plaignait ces pauvres gens, qui vivraient confrontés pendant six mois au minois de leurs collègues et à leurs sautes d’humeur.

Sans parler de la solitude…

Et parmi les quarante matelots qui assureraient la maintenance, un seul ne dormirait jamais : le capitaine, Quentin Aurel. À lui incomberait la lourde tâche de garder les yeux ouverts, de tout surveiller jusque dans les moindres détails. Il passerait les trente prochaines années à son poste, figé comme une statue, seulement accompagné par quelques collègues et par les fantômes de l’isolement.

Il aura deux fois mon âge le jour de notre arrivée…

Nero essaya d’imaginer Quentin avec des rides au visage, des cernes sous les paupières et des cheveux blancs. Il savait que malgré leur amitié, tout changerait ce jour-là. Une variable aurait dressé une barrière infranchissable entre eux : celle du temps. Il se rappela une vieille citation lue quelque part :

Le temps est un torrent que nul ne peux remonter. Certaines entités, comme les trous noirs, parviennent à le compresser pour former une cascade où le courant est plus rapide. Mais gare à celui qui abuse de ce pouvoir : personne ne peux trouver une fin à l’infini, et ceux qui tenteront une telle folie échoueront sur une rive, devenant des spectres sans âme et sans âge qui contemplent le torrent de leurs immémoriales prunelles.

« Il est temps d’y aller, monsieur Valdor. »

Nero remarqua l’homme qui tirait un caddy le long du couloir rempli de couchettes.

« Tenez, prenez ces bouchons antibruit. »

L’homme lui tendit deux petits embouts roses et lui indiqua comment les placer.

« Vous n’entendrez plus rien après cela.

– Je suis obligé de les porter ? interrogea Nero en lorgnant les bouchons dans sa main.

– Non, mais ça facilite le processus. Votre esprit doit être parfaitement calme avant qu’on ne vous injecte le Produit.

– Je croyais que ces boîtes étaient insonorisées…

– Elles le sont, mais les bruits provenant de l’intérieur et les moteurs sont encore audibles. Cela peut en stresser certains.

– Bon, je vais les mettre. »

L’homme acquiesça et lui expliqua la nécessité de se dévêtir entièrement avant d’entrer dans le lit.

Le lit… Décidément, Nero n’appréciait pas ce mot.

« Bon sommeil, monsieur Valdor, fit l’homme en poursuivant sa route. Et à dans six mois ! »

Nero passa les bouchons et sentit qu’ils s’ajustaient parfaitement à ses oreilles, en se gonflant pour combler les vides. Un silence parfait l’envahit. Il vérifia leur efficacité en frappant dans ses mains. Il n’entendit rien, seulement les vibrations qui résonnèrent le long de ses bras après le choc.

Il se retourna et vit la bouche grande ouverte de l’antre dans laquelle il s’apprêtait à entrer. Il se déshabilla et déposa ses effets dans un petit casier prévu à cet usage, avant de le verrouiller d’une pression digitale. Puis il enjamba le rebord de la boîte et son pied buta contre une marche.

Six mois de sommeil ! Et on dit que dans notre esprit, tout se passe aussi vite qu’une nuit normale…

Il mit l’autre pied et descendit un autre palier. L’eau lui effleura les orteils. Selon le thermomètre, la température du liquide dépassait légèrement celle de son corps, soit environ trente-huit degrés.

Nero s’accroupit et toucha la surface avec sa paume. Une solution liquide de sulfate de magnésium, très riche en sel, inondait le bassin. Il s’allongea en faisant attention à ne pas couler, mais se rendit très vite compte qu’il flottait.

Inspirant profondément il activa la fermeture du caisson. Aussitôt, il se retrouva plongé dans le noir le plus complet. Son œil ne distinguait plus rien. Quant au silence… Il ne discerna plus que les sons émis par son corps. Il se concentra sur les battements réguliers de son cœur. Au milieu de cet abîme, son organe produisait un vacarme assourdissant, presque effrayant. Nero sut qu’il vivait une expérience inédite.

Je m’entends… J’entends la vie en moi !

Il tendit l’oreille et perçut d’autres bruits, plus infimes, mais bel et bien existants : les gargouillements incessants de son estomac, l’air sifflant dans ses poumons au rythme de sa respiration, et même, ou peut-être son esprit lui jouait-il des tours, le sang coulant dans ses veines, comme une rivière acre et épaisse. Il écouta, écouta, et eut envie de se laisser aller, bercé par la douce tonalité de son organisme.

Il sentit à peine la pointe s’enfoncer dans son bras tant il se trouvait détendu. Il y eut un léger picotement qui disparut bien vite. Le Produit se répandit en lui, parcourant ses artères comme du miel, l’emplissant de bien-être et de chaleur.

Son esprit s’évada, s’échappa, et divagua. Le sommeil le submergea. Il sombrait dans un trou sans fond, intangible, invisible, inexistant… Il tombait, tombait, tombait, sans ne rien sentir, sans ne rien entendre. Le noir le prit avant qu’il ne touche le sol.

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